"A Vienne, dans le trésor de Habsbourg, il y a quelques objets rapportés du Mexique par Cortès qui sont d'une beauté prodigieuse qui avait tant frappé Albert Dürer. Je me suis souvent demandé ce qui se serait passé si, au lieu de ce comportement destructeur, une sorte d'alliance s'était créée entre les seigneurs d'Espagne et les seigneurs du Mexique et du Pérou. Nous serions dans un monde qui n'aurait aucun rapport avec celui dans lequel nous vivons aujourd'hui"
Claude Lévi-Strauss, Plaidoyer pour le Nouveau Monde, Lévi-Strauss par Lévi-Strauss, Le Nouvel Observateur. Hors série, Novembre Décembre 2009.
A rapprocher d'une visite au musée des Nations Premières, à Regina, Saskatchewan, Canada, notée dans un de mes zinédits.
En compulsant les plans et diverses incitations raflées à l'hôtel nous sommes tombées d'accord pour le Musée des Nations Premières, le premier au Canada consacré à l'illustration de la culture indienne.
A l'entrée un panneau consacrait les efforts de tous les contributeurs qui avaient permis que la grandeur du peuple indien puisse s'exprimer en toute liberté entre ces murs. Les instances indiennes avaient elles-mêmes contrôlé la mise en scène de la représentation. Le contraste entre les alvéoles bétonnées, savamment mises en lumière et les scènes de la vie quotidienne qui les habitaient, accentuait l'archaïsme de gestes figés dans la cire. Un couple traversait le temps et tandis que ses vêtements se chargeaient de fourrure, le dialogue basculait. La femme et l'homme parlaient de leur subsistance. Il y avait la vie «d’avant » et celle «d’après ». La vie dans les plaines riantes et fertiles, celle dans les forêts, puis les réserves bidonvilles. Quand l'Indien se changeait en trappeur, on apprenait que la vie devenait dure, parce que le commerce de peaux faiblissait et qu'il fallait brader les fourrures à des prix pitoyables imposés par les blancs soucieux de leurs marges bénéficiaires. Puis ils glissaient vers les habitats précaires des faubourgs ou dans des réserves et chaque fois, l'homme et la femme se lamentaient : des dégâts de la dissociation entre l'être et sa spiritualité, de la souffrance du mépris infligé, du déclin inéluctable de l’espoir.
Le monde doit-il se partager en vainqueurs triomphants et vaincus humiliés. Et quelle est la vraie nature de la victoire ? La partie est-elle toujours remise ? Y a t - il moyen de ne pas jouer, de lâcher l'éponge, sans qu'on vienne vous tirer de force au milieu du ring ?
Le musée est une tombe, somptueuse certes, mais il conserve, il momifie ce que le désordre du monde engloutirait sinon pour le remplacer en formes nouvelles. Et paradoxalement en arrêtant la vie, il donne l'éternité.
Ces scènes pétrifiées et ce dialogue feutré - l'homme et la femme étaient à dessein employés à une conversation confidentielle, sur leurs gros soucis d'intendance- cette peinture à la Millet de la vie des humbles nous mettait mal à l'aise, nous nous sentions les complices de l'assassin dont nous serions en train de veiller la victime.
Heureusement la vidéo nous a tirées de la morosité qui commençait à nous vider les jambes. Il s'agissait d'un répertoire filmé des danses pratiquées dans les Pow Wow. C'était un excellent contrepoison de regarder évoluer dans le petit carré de magnifiques athlètes aux prises avec une géométrie complexe que leur corps épousait en flamboiement de plumes de couleur. Les jeunes filles accomplissaient des spirales explosant ou s'invaginant autour du tourbillonnement de leur corps. Leurs vêtements ourlés de clochettes s’accordaient dans la sinuosité de leurs gestes aux tambours et aux chants des hommes. En partant, nous avons toutes deux acheté un plaid de coton tissé de savants motifs et de subtiles harmonies. Comment un peuple qui maîtrisait les arts majeurs a t-il pu être délibérément considéré comme non humain ! La géométrie, le chromatisme, sans compter la science des plantes, autant d'évidences qui interdisaient toute hésitation et pourtant il y eut Valladolid. En dépit des descriptions admiratives des Cortés et autres envoyés spéciaux, l’Espagne ne pouvait justifier ses meurtres qu’en niant à ces hommes, que le crucifix n’impressionnait pas, les droits élémentaires prêchés par le Seigneur. Ils ignoraient Jésus Christ, bon prétexte pour les avilir et les spolier. Pourtant au Nord comme au Sud, leur art s’est transmis de génération en génération en dépit du dénuement où ils se sont retrouvés. Mais voilà, parce que les Indiens avaient opté pour une philosophie de l’Etre et non de l’Avoir, il leur manquait la marque essentielle de l'humain, l'avidité.