vendredi 16 septembre 2022

Le tendre narrateur

 Je viens de découvrir Olga Tokarczuk, écrivaine polonaise qui a été nobélisée en 2018*. je n'avais pas eu la curiosité d'approcher ce qu'elle a écrit. Je viens de réparer cet oubli en lisant le petit opuscule qui rassemble, sous le titre que je lui ai emprunté pour ce billet, son discours de reception  du Nobel,  suivi de deux autres textes. "Les travaux d'Hermès, ou comment, chaque jour, les traducteurs sauvent le monde",  un éloge de ceux "grâce auxquels les esprits parviennent à franchir les frontières entre différents mondes, et eux, par leur talent, leur savoir-faire, ils ont la possibilité de dépasser les frontières, de les abolir pour créer, dans les alambics de leurs ordinateurs, la pierre philosophale de notre temps: l'universel. Le troisème texte "La fenêtre"est une analyse très fine de cet événement inédit, la pandémie due au covid 19, ce qu'il a affecté de notre façon d'être au monde et en quoi il a inauguré une nouvelle ère dont on ne sait rien pronostiquer sauf qu'elle est à inventer puisque " telle de la fumée, nous voyons se dissiper notre conception de la civilisation, celle là même qui nous a structurés ces deux cents dernières années". 


 

Dans son adresse au public du Nobel (mais au-delà à tout lecteur),  Olga s'interroge sur le rôle de la littérature dans un monde sursaturé d'informations, un monde qui devient "une compilation de choses  et d'événements, un espace inerte dans lequel nous nous déplaçons, solitaires et perdus, bousculés par les décisions d'on ne sait qui, aliénés par une fatalité incompréhensible, avec le sentiment que des agents puissants de l'histoire ou du hasard se jouent de nous"  (...) Comment écrire, comment construire mon récit pour qu'il puisse porter cette immense constellation qui forme le monde? (...) un mode de narration juste qui éveillerait dans l'esprit du lecteur la perception d'une totalité, une capacité à réunir les fragments en un unique schéma, à découvrir des constellations dans les myriades d'événements. L'histoire serait tissée de sorte que soit évidente l'appartenance de tous et de toute chose à un imaginaire commun produit consciencieusement par nos esprits à chaque rotation de la planète."

Il s'agit d'inventer une quatrième personne du sujet, à la fois ancrée dans un vécu incarné et regardant le monde avec "tendresse", la forme la plus modeste, la plus désintéressée de l'amour qui porte une attention empathique à tout ce qui vit et participe du mouvement du monde.

Il se trouve que je pars dans quelques jours pour Wroclaw où habite cette belle personne. Je ne sais pas si j'aurais l'occasion de la rencontrer mais je vais entreprendre la lecture de ses ouvrages. Féministe, défenseuse des minorités,  elle n'est pas en odeur de sainteté dans son pays, gouverné par le très conservateur parti "Droit et Justice", mais est une autrice très aimée dans son pays et la plus traduite à l'étranger.

 

Un peu de beauté, en transition entre l'éloge du vivant et l'artiste mort

Peut-on  dire que Jean Luc Godard qui vient de mourir en choisissant son heure fut un tendre narrateur ? Il cherchait en tout cas à dépasser tout ce qu'il considérait comme le convenu du cinéma. C'était un chercheur halluciné. Mais l'homme ne m'était pas sympathique. J'ai gardé en mémoire le chagrin d'Agnès Varda qu'il a laissé à sa porte alors qu'il avait accepté de participer à son très beau film Visages Villages. Il avait sans doute ses raisons mais c'est un acte de vieil ours égoïste.

Pour un hommage à l'artiste, je passe la main à l'ami Dominique Hasselmann

Jean-Luc Godard et Anna Karina photographiés par Raymond Cauchetier, 1960

*Olga Tokarczuk reçoit son Nobel avec un an de retard, mais s'excuse de l'avoir annoncé deux heures trop tôt », Le Huffington Post,‎ (lire en ligne)


dimanche 4 septembre 2022

Miscellanées

 

J'ai un peu de temps pour me remettre à lire des blogs, ce que j'ai peu pratiqué dernièrement . J'y retrouve ce plaisir de la découverte que je cultivais avec bonheur lorsque je tenais ma rubrique hebdomadaire du "vent des blogs". Bien entendu le choix de ces extraits est le reflet de leur résonance avec le cours de mes pensées. 

L’ange gardien de nos lectures, si grand, si expéditif économiseur de notre temps. Celui qui, devant un compte rendu enthousiaste, un titre qu’on nous vante, un livre qu’on hésite à acheter, nous souffle à l’oreille, gentiment, décisivement, toujours obéi: “Non. Pas celui-là! Laisse. Celui-là n’est pas de ton ressort. Celui-là n’est pas pour toi.”

Quand il m’est arrivé par la suite de me trouver dans l’obligation de le vérifier, je n’ai guère eu à revenir sur le bien-fondé de cette abstention spontanée. D’autant plus difficile à expliquer qu’elle se détermine sur des indices aussi dérisoires que capricieux: le titre du livre tout autant que la photographie de l’auteur, le créneau que la critique lui assigne dans la production littéraire, le ton de cette critique, la personnalité de ses thuriféraires et de ses ennemis. Tout volume mis dans le circuit semble être le lieu d’une émanation sui generis qui guide vers lui, en aveugle, toutes antennes alertées, un certain public et en écarte un autre, par l’effet d’une étrange sexualité littéraire.

Julien Gracq, Carnets du grand chemin, Éditions José Corti, 1992, pages 253/254.

déniché  sur le site le Cowboy et la Comtesse

 

Marilyn lisant Ulysses

Vu dernièrement sur France 4 "le doc stupéfiant " Marilyn femme d'aujourd'hui  "Cinq ans après le début de Me Too et soixante ans après sa disparition tragique, Le doc Stupéfiant affirme que Marilyn Monroe est une femme d'aujourd'hui. " Derrière le mythe hollywoodien du sex-symbol mondial, de la victime écorchée et ingénue, se cache une femme moderne, qui s'est emparée de son destin, a construit sa propre image et n'a pas hésité à balancer avant l'heure certains producteurs. Une femme émancipée, puissante et libre." 

Le mythe de la ravissante idiote, image plus conforme au stéréotype féminin des années 50, évidemment totalement stupide (le mythe, pas l'actrice). Marylin, au contraire fort intelligente, assoifée de savoir et sachant parfaitement utiliser son "corps outil", un corps qu'elle a façonné, décorseté, sexualisé à l'extrème. Mais c'est aussi Marilyn qui a imposé Ella Fidzgerald au Mocambo en pleine époque de ségrégation raciale. Le documentaire montre comment elle a dû se bagarrer pour faire pièce à la misogynie crasse qui régnait alors dans le milieu du cinéma. Est-ce que ça a progressé tant que ça ?  Interrogée, la réalisatrice Céline Sciamma n'en est pas convaincue. On se prend à rêver du rôle qu'elle lui aurait donné si elles avaient été contemporaines.

Voir l'article de Vanity Fair
   

Je suis d'une humeur mélancolique, la fin de l'été, un épisode de vertiges, qui semble être, ma foi très banal,  mais qui me handicappe (ne peux me pencher ou tourner la tête sans cette impression que la terre se dérobe), bref les mots de Christiane Singer, extraits de son dernier ouvrage, où elle rend compte des sa dernière année de vie m'ont paradoxalement redonné un peu d'énergie. Je les ai glanés sur le site de Jean Lavoué "L'enfance des arbres"  

Il n'y a qu'un crime, c'est de désespérer du monde.Nous sommes appelés à plein poumons à faire neuf ce qui était vieux, à croire à la montée de la sève dans le vieux tronc de l'arbre de vie. Nous sommes appelés à renaître, à congédier en nous le vieillard amer ! ! ! 

Christiane Singer Derniers fragments d'un long voyage

Evidemment, je ne rencontre pas que des choses agréables au cours de mes déambulations. Celle-ci par exemple m'a horrifié. Elle était dénoncée dans 50-50 Magazine 

 " Pornhub, l’un des plus grands sites pornographiques grand public au monde, a dévoilé ses « Trending Searches ». Parmi le top trois des recherches les plus courantes depuis la déclaration de guerre se trouvent « Ukrainian » et « War ». La fétichisation des femmes ukrainiennes est montée en flèche avec +110% de recherches en lien avec les Ukrainiennes, la guerre et la pornographie, comme par exemple : « refugee porn »« war porn », « Russian soldiers rape Ukrainian » (soldats russes violent une ukrainienne). Ces recherches montrent la dangerosité de l’accès non restreint à la pornographie, les contenus les plus horribles sont normalisés et même populaires !" 

Non seulement les Ukrainiennes vivent une époque d'horreur mais elles alimentent les pires fantasmes d'homoncules  navrants.

Egon Schiele. Femme avec un homoncule 1910

Les mots sont importants (lmsi) est un blog que je fréquente régulièrement. Les articles sont toujours documentés et traitent de sujets qui m'intéressent. Celui-ci par exemple sur "le féminisme universaliste"  ou comment
les forces politiques les plus réactionnaires et extrémistes, les plus étroitement et agressivement identitaires, se réclament de la « tradition française universaliste », et brandissent ces termes pour disqualifier voire criminaliser toute revendication égalitaire de la part des « racisé·e·s »,

Voir ici un article éclairant sur l'inanité d'opposer les féminismes.

A propos de féminisme, Virginie Despentes est à l'honneur avec son dernier titre "Cher connard". Les avis sont partagés, c'est normal, elle est tout sauf consensuelle. Avec un dispositif minimal, l'échange épistolaire entre une actrice déjantée, accro aux drogues dures  et atteinte de la redoutable cinquantaine qui signe en général le désamour de l'engeance masculine et donc des contrats et un écrivain en panne et alcoolique accusé de harcelement par son ex attachée de presse, VD passe en revue tous les maux de notre société. 


Elle réussit l'exploit de faire coexister la radicalité de son diagnostic sur les moeurs déglinguées d'une société addict à tous les produits autorisés
( l'alcool, les réseaux sociaux) ou interdits (dont l'héroïne)  et une empathie réelle avec chacun de ses personnages y compris le "connard" en question. L'échange s'engage dans les pires conditions, les insultes et peu à peu crée une nouvelle dépendance, le besoin réciproque de cet échange pour surnager dans une mouise qui les englue l'un comme l'autre et dont ils s'aident à se sauver. C'est une ode à la fraternité qui unit des humains même quand ils ne devraient pas se supporter, à la possibilité de la rédemption en quelque sorte. Le style de Despentes efficace mèle la délicatesse et la violence et si elle use du langage cru, c'est que c'est ainsi qu'on se parle sur le net et dans la vraie vie. 

Je vous fais grâce de la couverture du livre que je trouve hideuse. Mais il est vrai que je n'ai jamais été punk et que j'ai sans doute en moi une trace de culture bourgeoise qui distingue le bon goût du vulgaire.

Nobody is perfect!

Si vous ne connaissez pas Avishaî Cohen je vous recommande. j'ai écrit ce billet en sa compagnie