mercredi 6 janvier 2010

Plaidoyer pour un Nouveau Monde



"A Vienne, dans le trésor de Habsbourg, il y a quelques objets rapportés du Mexique par Cortès qui sont d'une beauté prodigieuse qui avait tant frappé Albert Dürer. Je me suis souvent demandé ce qui se serait passé si, au lieu de ce comportement destructeur, une sorte d'alliance s'était créée entre les seigneurs d'Espagne et les seigneurs du Mexique et du Pérou. Nous serions dans un monde qui n'aurait aucun rapport avec celui dans lequel nous vivons aujourd'hui"

Claude Lévi-Strauss, Plaidoyer pour le Nouveau Monde, Lévi-Strauss par Lévi-Strauss, Le Nouvel Observateur. Hors série, Novembre Décembre 2009.

A rapprocher d'une visite au musée des Nations Premières, à Regina, Saskatchewan, Canada, notée dans un de mes zinédits.

En compulsant les plans et diverses incitations raflées à l'hôtel nous sommes tombées d'accord pour le Musée des Nations Premières, le premier au Canada consacré à l'illustration de la culture indienne.

A l'entrée un panneau consacrait les efforts de tous les contributeurs qui avaient permis que la grandeur du peuple indien puisse s'exprimer en toute liberté entre ces murs. Les instances indiennes avaient elles-mêmes contrôlé la mise en scène de la représentation. Le contraste entre les alvéoles bétonnées, savamment mises en lumière et les scènes de la vie quotidienne qui les habitaient, accentuait l'archaïsme de gestes figés dans la cire. Un couple traversait le temps et tandis que ses vêtements se chargeaient de fourrure, le dialogue basculait. La femme et l'homme parlaient de leur subsistance. Il y avait la vie «d’avant » et celle «d’après ». La vie dans les plaines riantes et fertiles, celle dans les forêts, puis les réserves bidonvilles. Quand l'Indien se changeait en trappeur, on apprenait que la vie devenait dure, parce que le commerce de peaux faiblissait et qu'il fallait brader les fourrures à des prix pitoyables imposés par les blancs soucieux de leurs marges bénéficiaires. Puis ils glissaient vers les habitats précaires des faubourgs ou dans des réserves et chaque fois, l'homme et la femme se lamentaient : des dégâts de la dissociation entre l'être et sa spiritualité, de la souffrance du mépris infligé, du déclin inéluctable de l’espoir.

Le monde doit-il se partager en vainqueurs triomphants et vaincus humiliés. Et quelle est la vraie nature de la victoire ? La partie est-elle toujours remise ? Y a t - il moyen de ne pas jouer, de lâcher l'éponge, sans qu'on vienne vous tirer de force au milieu du ring ?

Le musée est une tombe, somptueuse certes, mais il conserve, il momifie ce que le désordre du monde engloutirait sinon pour le remplacer en formes nouvelles. Et paradoxalement en arrêtant la vie, il donne l'éternité.

Ces scènes pétrifiées et ce dialogue feutré - l'homme et la femme étaient à dessein employés à une conversation confidentielle, sur leurs gros soucis d'intendance- cette peinture à la Millet de la vie des humbles nous mettait mal à l'aise, nous nous sentions les complices de l'assassin dont nous serions en train de veiller la victime.

Heureusement la vidéo nous a tirées de la morosité qui commençait à nous vider les jambes. Il s'agissait d'un répertoire filmé des danses pratiquées dans les Pow Wow. C'était un excellent contrepoison de regarder évoluer dans le petit carré de magnifiques athlètes aux prises avec une géométrie complexe que leur corps épousait en flamboiement de plumes de couleur. Les jeunes filles accomplissaient des spirales explosant ou s'invaginant autour du tourbillonnement de leur corps. Leurs vêtements ourlés de clochettes s’accordaient dans la sinuosité de leurs gestes aux tambours et aux chants des hommes. En partant, nous avons toutes deux acheté un plaid de coton tissé de savants motifs et de subtiles harmonies. Comment un peuple qui maîtrisait les arts majeurs a t-il pu être délibérément considéré comme non humain ! La géométrie, le chromatisme, sans compter la science des plantes, autant d'évidences qui interdisaient toute hésitation et pourtant il y eut Valladolid. En dépit des descriptions admiratives des Cortés et autres envoyés spéciaux, l’Espagne ne pouvait justifier ses meurtres qu’en niant à ces hommes, que le crucifix n’impressionnait pas, les droits élémentaires prêchés par le Seigneur. Ils ignoraient Jésus Christ, bon prétexte pour les avilir et les spolier. Pourtant au Nord comme au Sud, leur art s’est transmis de génération en génération en dépit du dénuement où ils se sont retrouvés. Mais voilà, parce que les Indiens avaient opté pour une philosophie de l’Etre et non de l’Avoir, il leur manquait la marque essentielle de l'humain, l'avidité.


21 commentaires:

madame de K a dit…

ce matin couche de neige vierge sous mes fenêtres, et couche de neige vierge sur le blog de madame Zoë... ça impressionne ! vais-je oser mettre un commentaire (prétérition)

je voulais juste dire : bien envoyé ! j'irais presque jusqu'à dire que ton discours est aussi percutant que celui de monsieur Levi-Strauss, mais ça serait iconoclaste... ;-)

Cactus a dit…

c'est donc l'arbre aux Vierges ce matin ! semaine du blanc de blanc annoncé , en toute logique donc ! ( film de JP Mocky " les Vierges " à (re)voir ! )

La Feuille a dit…

Fort intéressant tout cela. Je signale un livre passionnant dans la collection "terre indienne" chez Albin Michel. Il s'agit de "ce que nous devons aux indiens d'amérique et comment ils ont transformé le monde" dont l'auteur s'appelle Jack Weatherford. Une étude des conséquences économiques, sociales et géostratégiques pour l'Europe et le reste du monde du pillage de l'Amérique du Sud... bouleversements apportés par le fait de déverser une énorme quantité d'or et d'argent dans l'économie des conquistador, mais aussi conséquences agricoles de l'introduction de la "patate" dans les équilibres Nord Sud en Europe. Très diversifié et passionnant. En quatrième de couverture, un commentaire de Tony Hillerman, auteur de romans policiers, malheureusement décédé, dont j'apprécie énormément le travail d'écriture. Voici ce qu'il dit : "Rien n'est plus vrai que ce que dit Weatherford : nous avons délibérément ignoré et sous-estimé la contribution des Indiens d'Amérique au monde dans lequel nous vivons, et nous n'autorisons les cultures indiennes qu'à une mort lente sans vouloir comprendre qu'elles ont tant de choses à nous enseigner. Avec ce livre Jack Weatherford nous donne un avertissement que nous ne devrions pas ignorer."
En tout cas, merci Zoë, ce texte relance une chronique que j'avais sous le coude pour mon propre blog au sujet de la première rencontre de Cartier et des premières nations du Canada... J'aime cette interaction de blog à blog !

renato a dit…

[…] il voyagea parmi les cultures primitives d’Amérique. Il fit œuvre de missionnaire. Mais de ses début, il eut peu de succès en essayant de convaincre ses pupilles de leur responsabilité dans un crime commis au commencement de la création, un crime que, tel qu’ils le comprenaient, ils étaient tous disposé à reprendre à leur compte (ils portaient même des amulettes pour les y aider). Il ne les convainquit pas davantage qu’un homme était mort sur un arbre pour les sauver tous : action qu’un vieil Indien, si la traduction de Gwyon était correcte, considérait comme une « criante présomption ». Il compta peu de conversions, et elles furent en général parmi des femmes, créatures faibles et malades, en transit entre ce monde et l’autre, qui acceptaient le paradis qu’il leur offrait comme des enfants s’inscrivent pour une sortie dans un nouveau parc d’attraction. Encore un vieux guerrier endurci n’accepta-t-il de se convertir que s’il était sûr de finir dans l’Enfer vivant décrit par Gwyon : cela paressait mieux la place d’un homme ; et, en entendant les références sanglantes de ce candidat plein de zèle (qui offrait d’ajouter le scalp de son mentor à sa collection, en manière de garantie), le missionnaire l’assura qu’i serait exaucé. Mais les gaillards qui l’entouraient ne voulaient rien savoir de ses espérances éphémères, imprégné de culpabilité, et continuèrent à diviniser les arbres, les tempêtes et autres prodiges naturels. Alarmés, ses supérieurs, convoqués en assemblé solennelle, décidèrent que Gwyon était trop jeune. Il était certainement trop intéressé par ce qu’il voyait autour de lui.

William Gaddis, Les Reconnaissances.

Anonyme a dit…

Une alliance impossible entre les seigneurs du Mexique et les saigneurs de l'Espagne ...
en visite au musée avec vous, on y est !

JEA a dit…

que ce soit au Nord ou au Sud, l'Amérique a été un foutu défouloir pour certains européens...

Sophie K. a dit…

J'ignorais que Tony Hillerman, que j'aime beaucoup aussi (et qui m'a appris beaucoup de choses sur la Nation Navajo, entre autres) était mort...
Merci Zoë, pour ce tour riche et sombre (hélas !). Je ne divinise pas les Indiens, ce sont des hommes, donc ils sont faillibles, mais j'aime leur philosophie. Je ne pense pas, en revanche, qu'ils privilégiaient l'être sur l'avoir au sens où nous l'entendons : l'étude des cultures Amérindiennes implantées prouve le contraire (je n'aurais pas aimé vivre parmi les esclaves de Tenochtitlan, l'ancienne capitale du Mexique, destinés au sacrifices humains, et les exactions des Aztèques pour se procurer plumes et or valaient bien celles des Espagnols, je pense). En revanche, les peuples nomades du nord, comme tous les peuples nomades, avaient une vision plus proche de la nature et plus émerveillée des beautés du monde...
Enfin bref. Il ne faut pas oublier non plus que le pire fléau qui a atteint les hommes et femmes du nouveau monde en même temps que les Conquistadors s'appelait variole...
Biz ! :-)

Floréal a dit…

Je reconnais l'illustration en haut de page. On trouve sa réplique en argent et turquoise un peu partout au Pérou. Il s'agit de Toumis, dieu de la jeunesse de la végétation et de la fertilité, si mes souvenirs sont bons. J'en ai un en pendentif, chez moi.
Les collections du musée de Mexico sont fabuleuses. Celles du musée de Lima aussi. Les artisans indigènes ont conservé leur savoir-faire ancestral cependant. Tout n'a pas été perdu.

Tout à fait d'accord avec Sophie K, sinon.

MH (claire) a dit…

Les USA ne font pas assez pour réparer les injustices commis à l'égard des Indiens... actuellement la cruauté du passé se fait toujours sentir ! Ainsi par exemple, les Indiens du Nouveau Mexique vivent dans des réserves (eh, oui, cela s'appelle encore ainsi) ils vivotent misérablement, font de petits boulots, boivent beaucoup, les enfants ne vont pas à l'école et vendent leur camelotte aux touristes gras et grossiers qui les prennent en photo, nous on les observe et puis on s'en va, honteux mais trop content de quitter les lieux... c'est révoltant et très triste.

Dominique Boudou a dit…

Etre et Avoir sont tellement imbriqués que pour bien des gens, Avoir grandit l'Etre. Et ce n'est pas demain que ça changera. Qui seront les nouveaux Indiens ? Ceux, peut-être, qui refusent d'entrer dans le grand Cirque. Ceux qui, immodestes, prétendent réfléchir, voire penser. On les chassera, on les enfermera dans des réserves ou on les tuera directement, c'est moins cher.

Anonyme a dit…

Les indiens était des hommes ? pas mieux que les autres, pas pires mais pas mieux. Pour autant que je sache, ils n'avaient pas l'air de s'aimer tous, ils se battaient fréquemment, avaient une philosophie très commune hélas à la majorité de l'espèce humaine dans son immense majorité : le plus faible doit payer et la douleur de mon ennemi ne me touche pas. En tout cas, la terre des Indiens, c'est une expression qui me fait rire. la terre n'appartient pas plus aux Indiens qu'à ceux qui arrivent... Sinon, ce genre de raisonnement transposé dans notre actualité risque de raviver certaines idées plutôt néfastes.

Zoë Lucider a dit…

@madame de K pourquoi neige vierge ? Je ne pas comprendre. lévi-Strauss m'a révélé le relativisme culturel.
@Cactus arbres aux vierges ? Qu'est ce à dire ?
@La feuille, j'irais lire votre contribution, toujours très informée.
@Renato, ah Gaddis! Ce passage met le doigt sur le saut qualitatif des religions du livre, l'homme au centre de la création quand ces hommes là divinisaient les arbres et la terre.
@Koukistories, il y a un bouquin de Jean Bacon qui s'intitule "Les saigneurs de la guerre"
@JEA, un défouloir, le mot est juste. Il semblerait que le Moyen Orient joue ce rôle en ce moment.
@Sophie K, moi aussi j'ignorais la mort de Tony Hillerman. Bien sûr que les Indiens n'étaient pas des anges. Mais nulle part ailleurs on a vu s'exercer cette folie de l'éradication. Certes la variole et les diverses épidémies ont joué un rôle dans la mort de milliers d'Indiens, mais cela n'explique pas le sort qui leur est encore "réservé" de nos jours. ne parlons pas des Aborigènes. Au Canada et singulièrement dans cette province du Saskatchewan, les enfants ont été arrachés à leurs parents, placés dans des internats ou des familles d'accueil ou ils ont été maltraités afin de les "débarasser" de leur culture originelle. C'est sûr que la mugnificence aztèque est fondée sur la mise en esclavage du peuple mais ni plus ni moins que dans nos contrées où les serfs n'avaient pas la vie facile et où nos églises ont été bâties sur des cadavres.Bizaussi
@Floréal, je crois savoir que le Musée de l'or à Mexico est un prodige, mais je ne connais pas l'Amérique du Sud. Il faut reconnaître que c'est encore en Amérique Latine (Pérou, Guatémala, Bolivie, etc... que les populations indiennes sont encore en quantité importante. la preuve, elles parviennent à porter au pouvoir un des leurs.
@MH, c'est aux Etats Unis que les dégats semblent les plus irrémédiables en effet. Au Canada, il y a un début de reconnaissance des "Natives" et une tentative de compenser les discriminations, notamment par des fonds alloués dans ce sens. Mais on ne réduit pas du jour au lendemain l'immense fossé creusé par ces siècles d'iniquité.
@Dominique Boudou, serions-nous les nouveaux Indiens ?
@Anonyme, la terre appartient à tout le monde, on est d'accord, donc aussi aux Indiens qui y vivaient depuis des siècles. Non?

Sophie K. a dit…

Ben oui, Zoë, c'est ce que je disais, on est 'bsolument d'accord :-)
(...sinon que je pense que la terre n'appartient à personne, en fait, hahahaha ! C'est plutôt nous tous qui finissons par lui appartenir, en fin de piste...)

Anonyme a dit…

D'accord avec Sophie k.

MH a dit…

A propos des enfants arborigènes enlevés à leurs parents... L'Australie n'est pas en reste ! Voir le très beau film " Rabit-Proof Fence" qui raconte la traque de deux petites filles et comment, entre autres, en suivant la clôture construite par les colons pour se protéger de l'invasion des lapins, ellesparviennent à se sauver des camps d'adoption et de 'déculturisation'. Film sensible et qui nous fait bien comprendre les évènements.

Cactus , ciné-chineur a dit…

ou la mer !
finir dans la mer après être arrivé(e) par une mère et son ventre ne vous rend point amer sauf si fils ou fille de maire , je pense !

Cactus a dit…

c'est le film de Mocky , passe me chiner !

Zoë Lucider a dit…

@Sophie k 'bsolument d'accord, la terre n'appartient à personne et un jour, elle nous mange à moins que nous ne préférions le feu ou l'eau.
@Anonyme, vous pourriez nous dire qui vous êtes via un pseudo ?
@MH, l'Australie est l'extrême. Il ne reste plus que 2% d'Aborigènes et en Tasmanie plus aucun.Je ne connais pas ce film mais je tenterai de le voir.Merci
@Cactus vais te chiner promptement.

Tania a dit…

"La marque essentielle de l'humain, l'avidité" : heureusement pas partout, pas tout le temps, mais ce mot de la fin me fait froid dans le dos.
Merci pour ce billet intéressant, Zoë. Le paragraphe sur les musées, entre autres.

Cactus a dit…

j'ai adoré ton prompteur !

Zoë Lucider a dit…

@Tania, il s'agissait d'une chute ironique, mais un rien cynique. hélas, j'écrivais ce texte en 98, dix ans plus atrd, ça s'aggrave.
@Cactus tu as vu, prodigieusement immédiat.