Je relaie intégralement ce texte qu'un ami m'a transmis et qui dit mieux que je ne saurais le faire ce que je ressens et pas depuis deux jours mais depuis toujours.
(…) La tentation du mur
n’est pas nouvelle. Chaque fois qu’une culture ou qu‘une civilisation n’a pas
réussi à penser l’Autre, à se penser avec l’Autre, à penser l’Autre en soi, ces
raides préservations de pierres, de fer, de barbelés, ou d’idéologies closes,
se sont élevées, effondrées, et nous reviennent encore dans de nouvelles
stridences. (…)
(…) La moindre invention, la moindre trouvaille, s’est toujours répandue dans
tous les peuples à une vitesse étonnante. De la roue à la culture sédentaire.
Le progrès humain ne peut pas se comprendre sans admettre qu’il existe un côté
dynamique de l’identité, et qui est celui de la Relation. Là où le
côté mur de l’identité renferme, le côté Relation ouvre tout autant, et si, dès
l’origine, ce côté s’est ouvert aux différences comme aux opacités, cela n’a
jamais été sur des bases humanistes ni d’après le dispositif d’une morale
religieuse laïcisée. C’était simplement une affaire de survie : ceux qui
duraient le mieux, qui se reproduisaient le mieux, avaient su pratiquer ce
contact avec l’Autre : compenser le côté mur par la rencontre du
donner-recevoir, s’alimenter sans cesse ainsi : à cet échange où
l’on se change sans pour autant se perdre ni se dénaturer.
(…) Les murs qui se construisent aujourd’hui (au prétexte de terrorisme,
d’immigration sauvage ou de dieu préférable) ne se dressent pas entre des
civilisations, des cultures ou des identités, mais entre des pauvretés
et des surabondances, des ivresses opulentes mais inquiètes, et des
asphyxies sèches. Donc : entre des réalités qu’une politique
mondiale, dotée des institutions adéquates saurait atténuer, voire résoudre.
Ce qui menace les identités nationales, ce n’est pas les immigrations, c’est
par exemple l’hégémonie étasunienne sans partage, c’est la standardisation
insidieuse prise dans la consommation, c’est la marchandise divinisée,
précipitée sur toutes les innocences, c’est l’idée d’une « essence
occidentale », exempte des autres, ou d‘une civilisation exempte de tout
apport des autres, et qui serait par là-même devenue non-humaine.
C’est l’idée de la pureté, de l’élection divine, de la prééminence, du droit
d’ingérence, en bref c’est le mur identitaire au cœur de l’unité-diversité
humaine.
(…) Mais la folie serait de
croire inverser par des diktats le mouvement des immigrations. Dans le mot« immigration » il
y a comme un souffle vivifiant. L’idée d’« intégration » est
une verticale orgueilleuse qui réclame la désintégration préalable de ce qui
vient vers nous, et donc l’appauvrissement de soi. Tout comme l’idée de tolérer
les différences qui se dresse sur ses ergots pour évaluer l’entour et qui ne se
défait pas de sa prétention altière. Le co-développement ne saurait être un
prétexte destiné à apaiser d’éventuels comparses économiques afin de pouvoir
expulser à objectifs pré-chiffrés, humilier chez soi en toute quiétude. Le
co-développement ne vaut que par cette vérité simple : nous sommes
sur la même yole. Personne ne saurait se sauver seul. Aucune société,
aucune économie. Aucune langue n’est, sans le concert des autres. Aucune
culture, aucune civilisation n’atteint à plénitude sans relation aux Autres. Ce
n’est pas l’immigration qui menace ou appauvrit, c’est la raideur du mur et la
clôture de soi. (…)
Les murs menacent tout le monde, de l’un et l’autre
côté de leur obscurité. C’est la relation à l’Autre (à tout L’Autre, dans ses
présences animales, végétales, environnementales, culturelles et humaines) qui
nous indique la partie la plus haute, la plus honorable, la plus enrichissante
de nous-mêmes.
Nous
demandons que toute les forces humaines,
d’Afrique d’Asie, des Amériques, d’Europe, que tous les peuples sans
États,
tous les « Républicains », tous les tenants des « Droits de
l’Homme », que tous les artistes, toute autorité citoyenne ou de bonne
volonté, élèvent par toutes les formes possibles, une protestation
contre ces murs qui tentent de nous accommoder au pire, de nous habituer
à
l’insupportable, de nous faire fréquenter, en silence, jusqu’au risque
de la
complicité, l’inadmissible.
Tout le contraire de la beauté.
Edouard GLISSANT - Patrick CHAMOISEAU
Extrait de
« Quand les murs tombent :
l’identité
nationale hors la loi ? » Editions Galaade.