"Quelques êtres ne sont ni dans la société ni dans la
rêverie.
Ils appartiennent à un destin isolé, à une espérance inconnue.
Leurs actes apparents semblent antérieurs à la première inculpation
du
temps et à l'insouciance des cieux.
Nul ne s'offre à les appointer.
L'avenir fond devant leur regard.
Ce sont les plus nobles et les plus
inquiétants."
René Char
Vendredi, Lydie Salvayre présentait son dernier livre à la librairie Ombres Blanches (Toulouse). "Sept femmes ", "sept allumées pour qui l'écriture n'est pas un supplément d'existence, mais l'existence même."
Elles ont en commun d'avoir eu un destin plutôt malmené sauf Colette qui a su mener sa barque et vivre sa liberté sans trop d'entraves. Comme Lydie, j'ai aimé, à 16ans, l'écriture flamboyante et la vie joyeusement iconoclaste de Colette. Puis j'ai cessé de la lire. Lydie , l'exprime ainsi : "son côté popote m'insupporte".
Les autres ont eu toutes les pires difficultés pour être reconnues de leur vivant. Le cas le plus désespéré est sans doute celui de Marina Tsvetaeva qui est considérée désormais comme l'un des plus grands poètes russes du vingtième siècle,mais a trouvé porte close auprès de nos gens de lettres lorsqu'elle était en exil à Paris. Elle a entretenu avec Pasternak (son grand amour) et Rilke une correspondance magnifique où elle décrit les conditions de misère qu'elle affronte avec ses deux enfants. Elle finit par se suicider en 1941, alors qu'elle n'a plus nulle part où aller dans cette Russie en proie à la guerre et qu'elle avait fuie pour tenter d'échapper à la sinistrose que le stalinisme répandait dans sa folie meurtrière.
Elles partagent ces femmes le destin douloureux d'artistes qui n'ont pas de place dans un monde (la littérature) dominé par les écrivains masculins. Et même si Virginia Woolf ne subit pas les assauts de la misère qu'affrontent Tsvetaeva ou Djuna Barnes (qui elle, finit sa longue vie -90 ans- en recluse), elle doit se battre contre cette maladie qu'on nomme la bipolarité qui fait succéder à des périodes d'euphorie de graves dépressions.
Elles ont également en commun un goût farouche de la liberté, de l'indépendance, à une époque où les femmes étaient censées dépendre d'un mari à qui elles devaient obéïssance. Lorsque Emilie Brontë ose faire paraître "les Hauts de Hurlevent" et son Heathcliff, héros romantique, sombre, possédé par un amour impossible, et tenaillé par le désir de vengeance, le livre fait scandale, "les critiques sont horrifiés (...) jugent l'histoire invraisemblable, les personnages ignobles, les passions débridées, le tout écrit en l'absence totale de morale et dans un style des plus grossiers, voire répugnant". Comment cette jeune fille qui a si peu vécu a-t-elle si bien reconnu en l'être humain les puissances du mal
Je connais moins Sylvia Plath et pas du tout Ingeborg Bachmann. La première obtiendra le prix Pulitzer à tire posthume en 1982, (elle se suicide en 1963). Thomas Bernhard qui s'y connaissait en noirceur avait dit de Ingeborg Bachmann : "Elle avait comme moi, trouvé très tôt déjà l'entrée de l'enfer, et elle était entrée dans cet enfer au risque de s'y perdre prématurément ". Ce qu'elle fit.
Lydie Salvayre parle de ces femmes avec toute l'empathie qu'elles lui inspirent et l'admiration qu'elle leur voue. Des vies consacrées à l'écriture au risque de leur propre vie. "La postérité a justifié la passion de leur engagement, célébré leur talent et patenté leurs oeuvres". Ses "admirées" sont "d'un autre temps, d'avant Goldmann Sachs et d'avant le storytelling, mais dont les mots parlent encore dans nos bouches pour peu que l'on consente à les tenir vivants".
Comme quelqu'un lui demandait pourquoi ce titre "Sept femmes"Lydie nous a confié que ce n'était pas son titre initial. Celui qu'elle avait choisi était "Pas pleurer", une injonction qui vaut pour toutes qui refusaient le pathos ( pas assez vendeur...). C'est d'ailleurs le paradoxe de ces destins. Car ces femmes qui aimaient la vie, l'amour,(...) détestèrent la maladie autant que la douleur et se moquèrent de leur abject recyclage littéraire, vécurent presque toutes un destin malheureux.
Et ce pour quoi Lydie Salvayre qui déteste elle-même, de façon instinctive, (comme je la comprend), le goût du malheur, leur voue une admiration totale (et je la suis, au moins pour celles que je connais), c'est"leur puissance poétique", "la grâce de leur écriture, le retournement qu'elles opéraient sur les forces de mort et leur pouvoir de conjuguer l’œuvre avec l'existence".
C'est aussi pour cela que j'aime Lydie Salvayre, l'écrivain et la personne, une belle personne.
Photo ZL 19 juin 2013