mardi 31 janvier 2023

Ca ne s'arrange pas !

 

 HCE - Rapport annuel 2023 sur l’état des lieux du sexisme en France

 9 femmes interrogées sur 10 affirment anticiper les actes et les propos sexistes des hommes et adoptent des conduites d’évitement pour ne pas les subir. Ainsi elles renoncent à sortir et faire des activités seules (55 %), à s’habiller comme elles le souhaitent (52 %), veillent à ne pas parler trop fort ou hausser le ton (41 %), ou encore censurent leur propos par crainte de la réaction des hommes (40 %). Près d’une femme sur 5 (18 %) a des difficultés à prendre la parole au sein d’un groupe. 8 femmes sur 10 ont peur de rentrer seules chez elles le soir.
Ces contraintes constituent comme une seconde « charge mentale » pour les femmes alors qu’elles doivent déjà subir celle, « classique », de l’addition des tâches professionnelles, familiales et ménagères.
Cela induit une perte de confiance en soi des femmes et entraîne des conséquences concrètes sur leur vie quotidienne et leur parcours professionnel : par exemple, 35 % des actives n’ont pas osé demander une promotion ou une augmentation, et cette proportion atteint 44 %, soit presqu’une femme sur 2 pour les CSP moins. Les situations sexistes au quotidien peuvent donc fonctionner comme des trappes à bas salaire et expliquer pour partie la persistance d’inégalités salariales sur le marché du travail.
Nouvel enseignement de l’étude : 15 % des femmes ont déjà redouté voire renoncé à s’orienter dans les filières / métiers scientifiques ou toute autre filière / métier majoritairement composé d’hommes, surtout par crainte de ne pas y trouver leur place ou de s’y sentir mal à l’aise, mais aussi par peur du harcèlement sexuel pour 18 % d’entre elles. Un taux qui s’élève à 22 % pour les 25-34 ans.

 

Beaux Arts, Cour Bonaparte

A 18 ans, je suis arrivée de ma province à Paris et je me suis inscrite aux Beaux Arts, en Architecture. J'étais émerveillée de faire mes études à Paris. L'atelier où on était admis en préparatoire  portait le nom d'un Maître reconnu, tous les niveaux s'y cotoyaient dans la grande salle. Les "nouveaux" avaient un atelier plus petit et étaient soumis à la corvée dite de "Masse", une fois par semaine. Elle consistait à se mettre à la disposition des anciens, soit pour aller leur acheter des clopes ou des bières, à changer leur disque de stationnement (oui,ça existait encore, les parcmètres n'étaient pas encore inventés) ou encore à "gratter" pour eux sur un de leurs travaux, c'est à dire à tirer des lignes au Rotring rapidograph, épreuve épouvantable en ce qui me concernait. Nous n'étions pas nombreuses, quatre ou cinq, deux nouvelles, dont moi, et trois anciennes mais qu'on ne voyait guère, sauf les jours d'exposition des travaux, que le Maître parcourait arborant un noeud Pap du plus bel effet. C'était la joyeuse époque des  bizutages avec moult enfarinages et autres stupidités plus violentes. Pour moi, c'était le harcèlement qui m'était difficile. J'avais fini par ne plus traverser la salle des anciens pour me rendre à la bibliothèque ou aux amphitéâtres. Je descendais les quatre étages vers le quai Malaquais, remontait la rue Bonaparte pour rejoindre la cour d'où j'empruntais l'escalier (plus monumental) pour rejoindre la bibliothèque évitant ainsi, les lazzis, les allusions à mes seins et mes fesses et les mains qui se tendaient pour les tâter en toute impunité. Mais comme je ne pouvais échapper aux jours de masse, selon les zigotos présents, c'était éprouvant, humiliant, détestable. J'ai vite compris que ce métier était destiné essentiellement à des mâles, issus de familles fortunées, qui avaient les moyens de maintenir  en apprentissage, pendant de longues années, les futurs génies de la pierre. Je vivais avec un de ces rejetons qui a continué ses études, sans moi. J'ai bifurqué vers l'Université des Sciences Humaines où les moeurs étaient un peu moins cyniquement machistes (quoique). Et j'ai pu constater que les estrades étaient toujours occupées par des hommes même si la population estudiantine était là en grande majorité féminine. J'ai gardé un goût certain pour le batir, qui m'a été utile au moment de la rénovation des lieux que j'habite. J'ai cessé de dessiner (envie parfois de m'y remettre). j'ai mis un certain temps à oser prendre la parole en public et même si je suis très entrainée désormais, je subis encore très souvent l'interruption ou l'ignorance quand je parle. Je me suis parfois demandé si j'aurais persisté si le milieu n'avait pas été aussi violent à l'égard du féminin. Je pense tout de même que ça a changé et que les jeunes hommes sont un peu moins crétins. mais le rapport du HCE n'est pas très encourageant. "Du sexisme quotidien, dit « ordinaire », jusqu’à ses manifestations les plus violentes, il existe un continuum des violences, l’une faisant le lit des autres" (...) une situation qui s’aggrave avec l’apparition de phénomènes nouveaux : violence en ligne, virulence accrue sur les réseaux sociaux, barbarie dans de très nombreuses productions de l’industrie pornographique, affirmation d’une sphère masculiniste et antiféministe.

Que les femmes osent s'émanciper, ça enrage les fortiches de la suprématie, d'autant qu'on avait réussi à leur faire croire à ces "dindes" qu'elles étaient des incapables et qu'elles prouvent non seulement qu'elles ont beaucoup de talents mais elles exhument désormais les oubliées de l'histoire, les scientifiques qui ont trouvé mais se sont fait voler leur découverte, les artistes ignorées qui ont pourtant créé des oeuvres magistrales et les écrivaines nobelisées. 

On espère que ce sont les derniers soubresauts et que nous allons enfin pouvoir établir des relations dégagées de toutes les scories d'un patriarcat devenu obsolète. On espère...

    

     

jeudi 29 décembre 2022

D'images et d'eau fraîche

J'ai eu envie de partager quelques unes de mes photos publiées sur le blog défifoto,  qui vit peut-être ses dernières heures faute de combattants. Le premier du mois une photo selon un thème  sélectionné après propositions puis votations.

Thème photo retravaillée.

 Ce désir m'a été inspiré par
le titre du très beau livre de Mona Chollet qui est paru en septembre, magnifiquement illustré des captures qu'elle collectionne sur Pinterest dans une sorte de monomanie dont elle livre le détail. 

Elle débute son ouvrage en citant Rezvani, un auteur qu'elle révère et je ne peux que m'identifier. "Les années lumière" et l'histoire d'amour avec sa Lula m'avait si fortement touchée. Le bel amour  n'a pris fin qu'à la mort de Lula après 50 ans de vie à la Garde Freinet, dans le Massif des Maures où le couple s'était installé, fuyant la Capitale. Rezvani vient de faire paraître à presque quatre vingt quatorze ans "Beauté, j'écris ton nom".

Venise, hiver 2015

Mona Chollet analyse son "addiction" à l'image,  collection compulsive, une évasion quotidienne qui lui permet d'échapper à l'actualité anxiogène. D'une certaine façon, c'est essentiellement cela le rôle du web, fournir à chacun une échappatoire.

Denis Grozdanovitch   dans son livre "La gloire des petites choses " note que " le soir venu, le moindre hameau perdu parmi les bois et les prés (...) littéralement partout, jusqu'aux fenêtres des fermes les plus délabrées, palpitent les lueurs des écrans censés nous relier au monde de nos contemporains et qui n'aboutissent pourtant qu'à créer cet étrange phénomène oxymorique de plonger le monde entier dans une gigantesque solitude collective. L'ultramoderne solitude que chante Souchon.

 

Effilochés (Nuages)

Dans un monde de l'utilité mesurable en espèces trébuchantes, Mona Chollet interroge la relation équivoque que nous entretenons avec la rèverie, le plaisir de la contemplation. Elle cite Susan Sontag "une société capitaliste exige une culture assise sur des images. Elle doit fournir de la distraction en grande quantité afin de stimuler la consommation et "d'analgésier les blessures de classe, de race et de sexe". Le philosophe Michel Foessel s'oppose à cette vision  "Jouïr dans un monde injuste trahirait toujours une compromission" en affirmant : "le plaisir fait avec ce qui est là (...), mais dans ce "faire" l'avenir cesse d'être seulement espéré, il commence ici et maintenant"

Mona Chollet nous offre en partage toute une série de vignettes et commente les appariements qu'elle a fait avec des images de son enfance, des lectures, des rencontres. Elle créé des albums selon des thématiques  qu'elle affectionne et note que la profusion qu'Internet et le numérique ont introduite permet de ne plus choisir entre l'appropriation et le partage".

C'est le propre de la connaissance, de la culture : donner ne signifie pas perdre mais au contraire s'enrichir du plaisir partagé. Son livre est un recueil réjouissant de réflexions et d'illustrations à offrir ou s'offrir. 

Mona tenait une sorte de blog  Périphéries dont je vous conseille les archives.

Silhouettes d'amies, La Rochelle


 Denis Grozdanovitch  se demande comment nous en sommes venus à négliger la poésie (au passage il n'est pas tendre pour René Char, ce qui m'a un peu troublée). Il rend hommage à un photographe que j'ai découvert, Bernard Plossu qui "nous aide à percevoir le charme inégalable de l'anodin et du familier". J'ai pensé à Henri Zerdoun dont je suis le travail depuis de nombreuses années. Il publie sur Facebook des photos magnifiques selon des thèmes. En ce moment il s'agit de la pluie. DG termine son livre (un bijou d'intelligence, d'humour, de culture) par une série de citations de poètes et notamment d'haïkus. Je souscris pleinement à son propos : la désaffection pour la poésie véritable, si criante aujourd'hui,nous la devons principalement au pragmatisme économique qui a envahi le monde avec l'avènement du productivisme industriel, indifférent, voire hostile à la marche discrète des mouvements infimes.  

Alcôves maritimes

Dans les alcôves maritimes

Nos fiancées se languissent

Serons nous bientôt des hommes  

Aimants à leurs côtés ?

Ou des mutants à genoux

Implorant sans espoir la manne matérialiste

Qui jamais n'étanchera nos soifs d'absolu

Guillaume Lashi Manifeste poétique de la terre en feu. Editions Pelandra


Vers où aller ?  


Y'a une route (Manset)


Photos ZL


dimanche 4 décembre 2022

Un si grand désir de silence

 

Au milieu du brouhaha, des bruits du monde et de nos propres pensées, comment retrouver le sens du silence ? Dans notre société saturée de paroles et d'images, a-t-on oublié qu'il était parfois bon de se taire, un peu ? Gratuit, improductif et en définitive profondément subversif : si on faisait dans nos vies une place au silence pour écouter ce qu'il nous dit de l'accueil et de la disponibilité, de l'ascèse et de l'ouverture ?
C'est ce à quoi nous invite Anne Le Maître dans une réflexion nourrie de références littéraires et d'anecdotes empruntées à son itinéraire personnel.
Une promenade enchanteresse en terre de silence.
(4ème de couverture)
.

Les livres ne nous parviennent pas par hasard. Une amie vous le conseille, un titre vous accroche, un extrait vous séduit. Dans le cas de celui-ci les trois raisons se sont additionnées. S'y est ajoutée une dernière, j'avais vraiment besoin de silence après des journées chargées d'échanges, de bruit, de remue ménage. J'ai la chance d'habiter loin du tumulte d'une ville, au milieu des champs. Et même si la route en contrebas est plus utilisée désormais qu'auparavant, le traffic est limité aux heures de départ vers leur travail et de retour de, des habitants alentour.

J'ai donc pris le temps de déguster ce livre, écrit pendant le confinement, époque étrange qui a permis de découvrir les bruits d'ordinaire masqués par les pétarades des moteurs et des machines, le brouhaha des conversations, les sirènes et autres hurlements de la vie courante, dans tous les sens du terme . 

A Paris on s'est esbaudi d'entendre le chant des oiseaux. Ici sur ma petite colline, je l'entend  en permanence, mais est-ce que je prend le temps de l'écouter ? Est-ce que je sais reconnaître l'un ou l'autre de ces chanteurs ? Pas vraiment. Anne Le maître se fait cette réflexion." A l'écoute de ce qui sifle et de ce qui pépie, de ce qui trotte et de ce qui bourdonne, de ce qui pousse et de ce qui fane , dans le silence je m'ouvre au non verbal qui est tout sauf absence de parole"

Je vis de plus en plus dans le silence. Le bruit du monde avec ses litanies anxiogènes me déprend de cette sorte de tranquillité toujours menacée que j'essaie d'atteindre hors des temps que je consacre à mes occupations d'activiste utopique. 

Même la musique peut me sembler intrusive. C'est que "écrire n'est pas simplement mettre en forme des idées ou coucher sur le papier un flux de pensée. Ecrire c'est aller avec les mots, là où on n'imaginait pas aller. C'est laisser à sa pensée la liberté de prendre forme sous la plume. C'est prendre la mer sans bien savoir où conduit le voyage ni ce qu'on rapportera dans ses filets (...) C'est se mettre en état de réceptivité, laisser venir à soi ce qui peut-être doit venir et qu'on ne savait pas . Blotti conter le ventre du monde, c'est se laisser traverser par ses vibrations, le stylo en guise de sismographe" .

Je reviens à cette écriture là. Qu'en adviendra -t-il ?

Ce livre rapelle fort à propos que pour écouter, il faut savoir se taire, leçon utile dans notre époque bavarde.

              

 

samedi 19 novembre 2022

Zoë Lucider fait son coming out


 ZL est un pseudo. La plupart de mes lecteurs le savent. Mon vrai nom apparaît sur la couverture de ce livre dont j'ai assuré avec mes deux comparses la coordination.

Pour en savoir plus, le lien de l'éditeur https://www.editions-eres.com/.../leconomie-solidaire-en...

Vous pourrez passer en revue le sommaire

Tant que j'y suis, l'édito de la dernière lettre d'information du RIPESS Europe.

En ce moment en pleine préparation de la journée du 24 novembre où sera présenté l'ouvrage en compagnie d'une vingtaine d'auteurs à la Maison des Territoires du Conseil Départemental 31.

Vous comprenez pourquoi je suis si peu souvent sous l'arbre.

Photo ZL

mardi 1 novembre 2022

Ma mère

 Un jour, Jean Cocteau rencontre Charles Chaplin (avec Paulette Godard) sur un bateau vers la Chine. Il raconte leur voyage (). Lorsque Cocteau l'interroge sur ses "crises de tristesse", Charlie répond : "Je suis triste parce que je suis devenu riche en jouant un rôle de pauvre."(emprunté à Thomas Vinau).

Chaplin est mort le 25 janvier 1977.

Aujoud'hui, le jour des morts, j'ai retrouvé un poème que j'avais écrit à ma maman parce que j'étais loin, à l'étranger, que je n'allais pas revenir de sitôt, que je la savais triste et seule. Ce poème, je l'ai lu le jour où son corps a disparu dans les flammes, pour l'accompagner dans  son dernier voyage. J'avais ajouté  quelques mots de circonstance. Je le livre ici dans sa version originale retrouvée ce jour dans un calepin que j'avais égaré. Je l'illustre d'un dessin maladroit, mais que j'aime car j'y retrouve les traits de ma maman, disparue en 1993, la même année que Fellini et Ferré, Une annus horribilis.




  


Ma mère,

déjà, nichée dans ta grotte

battue des marées de ton sang,

j’écoutais le tumulte du monde,

tendrement voilé de tes membranes,

drapées autour du petit ver,

nourri de tes salives.

Tu as eu de belles mamelles, ma mère

où se sont pendus tes petits

couverts de duvets bleus.

Notre gravité accrochée à tes membres,

nous tournions dans le rayonnement de tes yeux,

tes yeux gris, verts, semés de pépites,

que le temps a cerclés de ses bagues violines,

ces sillons creusés à l’acide de tes larmes ,

au stylet de ton rire.

Ton rire, ma mère

qui soufflait le diable de la misère

comme nos brises d’ouest

lavaient l’herbe de nos champs,

ton rire intact malgré le froid

qui te coupait les jambes

quand tu partais, à l’aube,

malgré la maladie et la mort,

assiégeantes infatigables

que tu conjurais,

parfois en vain

de tes mains besogneuses,

malgré la honte et l’injustice,

le sort des pauvres,

que leurs cœurs nus

et leurs bras lourds

à offrir à l’envie.

Ta lutte, ma mère,

pour extirper tes oiseaux de ces nids englués,

pour arracher tes graines à ces terres stériles,

tu as usé ton bec contre les coucous du malheur,

tu as fumé de ta sueur et ton sang

le sol de notre première pousse.

Je t’ai mangé ma mère

avec l’horrible inconscience des chenilles

dévasté ton champ de verdure,

croqué les bourgeons de ta vie.

C’est maintenant,

maintenant que je touche

les cals et les escarres de tes luttes,

ton corps alourdi de tant de fardeaux,

maintenant,

je fonds de tendresse et de honte.

Je veux à mon tour déployer ma feuillée,

fouiller de mes racines au plus profond du monde,

à mon tour freiner la tempête,

distiller l’oxygène,

fertiliser de mes mues de saison

l’aire de ton automne.

J’ai su par toi

les mains ouvertes, la générosité vraie,

le cœur offert, la tolérance immédiate,

l’humilité, pourtant la dignité,

maintenant,

que nous sommes aussi sœurs,

que je sais le prix que la vie ,

cette pie rançonneuse

exige de ses fidèles,

que je connais mieux

tes stations et tes chutes ,

que je tombe moi-même,

maintenant

que les enfants te poussent

du ventre de tes enfants

maintenant,

nous retournerons la corne d’abondance.

****************

18 janvier 1978




vendredi 14 octobre 2022

Tant de belles choses

Ce titre est celui d'une chanson que Françoise Hardy a écrit pour son fils alors qu'elle pensait s'approcher de la mort, atteinte d'un lymphome dont elle a finalement guéri. Hélas, il semblerait que le cancer a repris en s'attaquant au pharynx et elle est à nouveau menacée. Je ne sais pourquoi, ce titre m'est venu en tête ce soir. "L'amour est plus fort que la mort" dit-elle.

Dernièrement, je suis allée à l'Est, en Pologne, à Wroclaw. Nous étions accueillis par Fair Trade Poland, dans un endroit, l'Ekocentrum, qui abrite les bureaux de cette association dédiée à l'agriculture biologique et au commerce équitable

La cour d'entée de l'Ekocentrum

Nous étions une trentaine dont des membres venus de Tchéquie, de Hongrie, de Croatie, ce qui nous a valu un tour d'horizon guère réjouissant sur les régimes politiques qui règnent à l'Est. Un backlash d'envergure. 

"La scène politique attirera toujours des aventuriers irresponsables, des ambitieux et des escrocs, on ne cessera pas si facilement de détruire notre planète". Vaclav Havel, le Président philosophe a pu observer les moeurs de ses homologues, lui qui a jouï d'une indéfectible estime de ses compatriotes et a réussi avec "la révolution de velours"  à mettre un terme au régime communiste sans effusion de sang et à accompagner la partition entre Tchéquie et Slovaquie alors qu'il ne la souhaitait pas. Il a accepté la Présidence  "provisoirement" (elle aura duré 13 ans) alors qu'il ne l'avait pas briguée, et quitté de lui-même le pouvoir quand il a considéré ne plus être en phase avec la fonction. Il déplorait que la démocratie ne se soit pas vraiment inscrite dans la culture tchèque et que son économie soit encore archaïque. En effet 33 ans après la fin de l'emprise russe, le régime tchèque est autoritaire.  Vaclav Havel avait signé une pétition pour que l'opposition russe s'unisse contre Poutine. Il avait perçu  tout le danger que représentait cet homme.

Nous avons visité un centre d'accueil de réfugiés ukrainien.e.s. Les femmes accueillantes déploraient que les enfants et les adultes ne fassent pas l'effort d'apprendre le polonais."Ils espèrent repartir très vite dans leur pays". Une évidence... Les dessins des enfants affichés montraient à peu près tous des scènes de bombardement et des cartes où leur village d'origine se situait.  

Pour rester dans l'Europe de l'Est, un court recueil de textes de Lola Lafon "onze textes parmi lesquels un " Eloge de la fragilité" dont les échos se font entendre dans tous les autres, que l'autrice évoque les réseaux sociaux, le féminisme , le confinement du printemps 2020 ou son enfance roumaine" (quatrième de couverture). "Le loup, l'épée et les étoiles est le titre éponyme d'un des textes du recueil, analyse lucide des dégats de Facebook et des réseaux sociaux en général. Je vous livre ici la métaphore:


 

"Des habitants de l'Arctique piègent les loups en enterrant dans la neige une épée couverte de sang, dont reste visible un morceau de lame. Un loup trouve l'épée, se met à la lécher. Très vite, il se coupe la langue, trop affamé pour se rendre compte, avant de perdre connaissance, que c'est son propre sang qu'il est en train de boire ; il ne tarde évidemment pas à mourir.

Facebook a le mérite de refléter l'état de manque dans lequel nous nous trouvons tous et toutes, affamés que nous sommes qui déroulons le fil d'actualité sans savoir ce que nous y cherchons, menés par un besoin, mais un besoin de quoi? On n'a pas le temps d'y réfléchir. Facebook promet la satiété quand on ne sait pas de quoi on a faim, quand on a perdu jusqu'au souvenir de ce qu'on désire. Etymologiquement le mot "désir" évoque la nostalgie d'un astre disparu, du latin desiderare, "regretter l'absence de quelqu'un ou de quelque chose", lui-même dérivé de sidus, "étoile". Aucun algorithme n'a prévu de se mettre à la recherche de nos étoiles égarées, la place est libre, elle est à nous. 

 


 

La grande affaire du mois d'octobre c'est le prix Nobel de littérature  décerné à Annie Ernaux.Les commentaires les plus laudatifs ont été largement noyés sous ceux moins sympathiques  qui considéraient que Houellbecq le méritait bien davantage,  ou tout autre, du moment que ce fût un homme adoubé par les hautes sphères germanopratines. (Voir la tribune de Johan Faerber "Heureusement Annie Ernaux n'est pas un "Grand écrivain" ce titre est à prendre au second degré) 

Annie Ernaux a osé écrire sur la vie des petites gens, sur le malaise des transfuges de classe, sur la passion amoureuse, l'avortement, le viol, avec une "écriture au couteau". Elle fait partie du Panthéon des féministes mais également d'écrivains comme Didier Eribon ou Edouard Louis ou Léila Slimani. Elle a permis à beaucoup d'entre nous de reconnaître dans ses mots nos débats intimes, comme fille et / ou comme pauvre. Elle a surtout osé une langue dépouillée des affèteries dont on orne le discours littéraire, pour aller au plus près de la vérité des faits, sans jugement. "C'est le  double mouvement d'être séparée des autres et d'être traversée par les autres qui fait que j'écris" ( entretien France Culture. La grande table, 22 nov 2021).

Alors, qu'en est-il de ces "belles choses" du titre? Un long week end à Banyuls (Pyrénées orientales). C'était la fête des vendanges. Nous y étions mon amie et moi par hasard, simplement parce que c'était le seul week end où nous étions toutes deux disponibles pour une escapade et que nous avions élu ce village de la côte catalane pour voir la mer. Samedi, sous la pluie, nous sommes allées à Collioure avec l'intention de rendre visite au Musée d'Art Moderne. Pas de chance ! Le musée est fermé du 4 octobre au 21 octobre inclus afin d'installer la nouvelle exposition. Alors promenade dans le quartier des pécheurs dont les maisons sont désormais transformées en coquettes habitations  pour touristes, puis déjeuner dans un bar à anchois, la Maison Desclaux. 

 

 

Dimanche à Banyuls, c'était la fête dans tout le village. Les enfants s'en donnaient à coeur joie pour fouler le raisin aux pieds   

 Les tables réparties sur la plage accueillaient les familles et leurs plats. Le vin circulait sur place grâce aux vignerons dans leurs stands. Il y avait pléthore de brass bands



Nous avons beaucoup marché jusqu'à la fin du jour contemplé du haut du monument aux morts, oeuvre de Maillol. Maillol est la gloire de Banyuls. Nous avons suivi le parcours dans les ruelles où s'affichent 15 stations de présentation des oeuvres du grand homme. En revanche nous n'avons pas visité le musée Maillol pour cause de routes fermées à la circulation.

L'escalier qui mène au Monument aux morts








Où l'on fait connaissance avec Elisabeth née Ekstein, épouse Fittko, son futur mari, et Vincent Azéma le maire de Banyuls qui créèrent une filière pour faire passer en Espagne  les candidats à l'exil pendant l'occupation allemande. Le philosophe Walter Benjamin fut le premier à emprunter ce sentier, mais se suicida en arrivant à Port Bou
 



 Nous avons été séduites par Banyuls et nous sommes promis d'y revenir. Tant de belles choses encore à y contempler

 

 

 

vendredi 16 septembre 2022

Le tendre narrateur

 Je viens de découvrir Olga Tokarczuk, écrivaine polonaise qui a été nobélisée en 2018*. je n'avais pas eu la curiosité d'approcher ce qu'elle a écrit. Je viens de réparer cet oubli en lisant le petit opuscule qui rassemble, sous le titre que je lui ai emprunté pour ce billet, son discours de reception  du Nobel,  suivi de deux autres textes. "Les travaux d'Hermès, ou comment, chaque jour, les traducteurs sauvent le monde",  un éloge de ceux "grâce auxquels les esprits parviennent à franchir les frontières entre différents mondes, et eux, par leur talent, leur savoir-faire, ils ont la possibilité de dépasser les frontières, de les abolir pour créer, dans les alambics de leurs ordinateurs, la pierre philosophale de notre temps: l'universel. Le troisème texte "La fenêtre"est une analyse très fine de cet événement inédit, la pandémie due au covid 19, ce qu'il a affecté de notre façon d'être au monde et en quoi il a inauguré une nouvelle ère dont on ne sait rien pronostiquer sauf qu'elle est à inventer puisque " telle de la fumée, nous voyons se dissiper notre conception de la civilisation, celle là même qui nous a structurés ces deux cents dernières années". 


 

Dans son adresse au public du Nobel (mais au-delà à tout lecteur),  Olga s'interroge sur le rôle de la littérature dans un monde sursaturé d'informations, un monde qui devient "une compilation de choses  et d'événements, un espace inerte dans lequel nous nous déplaçons, solitaires et perdus, bousculés par les décisions d'on ne sait qui, aliénés par une fatalité incompréhensible, avec le sentiment que des agents puissants de l'histoire ou du hasard se jouent de nous"  (...) Comment écrire, comment construire mon récit pour qu'il puisse porter cette immense constellation qui forme le monde? (...) un mode de narration juste qui éveillerait dans l'esprit du lecteur la perception d'une totalité, une capacité à réunir les fragments en un unique schéma, à découvrir des constellations dans les myriades d'événements. L'histoire serait tissée de sorte que soit évidente l'appartenance de tous et de toute chose à un imaginaire commun produit consciencieusement par nos esprits à chaque rotation de la planète."

Il s'agit d'inventer une quatrième personne du sujet, à la fois ancrée dans un vécu incarné et regardant le monde avec "tendresse", la forme la plus modeste, la plus désintéressée de l'amour qui porte une attention empathique à tout ce qui vit et participe du mouvement du monde.

Il se trouve que je pars dans quelques jours pour Wroclaw où habite cette belle personne. Je ne sais pas si j'aurais l'occasion de la rencontrer mais je vais entreprendre la lecture de ses ouvrages. Féministe, défenseuse des minorités,  elle n'est pas en odeur de sainteté dans son pays, gouverné par le très conservateur parti "Droit et Justice", mais est une autrice très aimée dans son pays et la plus traduite à l'étranger.

 

Un peu de beauté, en transition entre l'éloge du vivant et l'artiste mort

Peut-on  dire que Jean Luc Godard qui vient de mourir en choisissant son heure fut un tendre narrateur ? Il cherchait en tout cas à dépasser tout ce qu'il considérait comme le convenu du cinéma. C'était un chercheur halluciné. Mais l'homme ne m'était pas sympathique. J'ai gardé en mémoire le chagrin d'Agnès Varda qu'il a laissé à sa porte alors qu'il avait accepté de participer à son très beau film Visages Villages. Il avait sans doute ses raisons mais c'est un acte de vieil ours égoïste.

Pour un hommage à l'artiste, je passe la main à l'ami Dominique Hasselmann

Jean-Luc Godard et Anna Karina photographiés par Raymond Cauchetier, 1960

*Olga Tokarczuk reçoit son Nobel avec un an de retard, mais s'excuse de l'avoir annoncé deux heures trop tôt », Le Huffington Post,‎ (lire en ligne)