Je partage rarement ici ce que je considère comme appartenant à ma sphère professionnelle. Les circonstances actuelles m'ont invitée à exhumer un de mes articles qui a été publié en 2009. Il me semble qu'il résonne avec notre actualité. On peut le retrouver dans son intégralité
ici.
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Où les enfants apprennent-ils, et de qui, ce que c'est que l'humain. L'échange, le partage, le don, la communauté, l'attention, la patience de l'autre, la simple jouissance de vivre ? Si tout cela ne vient pas des femmes, et de là où elles sont, dans le monde maintenant et plus seulement dans la famille, si cela ne vient pas d'elles , de qui est-ce que cela viendra ? » Annie Leclerc (
Hommes et femmes). cité par Nancy Huston in
Passions d'Annie Leclerc Actes Sud 2007
Annie Leclerc avait considérablement impressionné le mouvement féministe dans les années 70 en refusant que la lutte des femmes se fasse par l'abandon, la négligence, la honte des valeurs féminines et en revendiquant au contraire leur force et leur beauté. Ce n'est pas lui faire offense que de la placer en exergue d'un texte qui s'efforcera de montrer en quoi « l'attention, la patience de l'autre » ne doivent plus être considérées comme naturellement « la cause des femmes » mais généralisées à une société. Après avoir rapidement évoqué les décalages entre ce que les textes de loi prétendent sur l'égalité au travail et la situation réelle des femmes sur le marché du travail, on examinera de quelle façon le soin aux personnes devrait évoluer pour permettre d'accéder à une société respectueuse de la dignité de chacun. (...)
Le sexe de la sollicitude (
Fabienne Brugère Le sexe de la sollicitude,Seuil, 2008)
Si on examine les métiers du social on constate une hyper féminisation de ce secteur avec de surcroît un avantage masculin plus important qui joue dans les professions très féminisées et permet aux rares hommes investissant ce secteur de progresser plus rapidement dans la hiérarchie. Ainsi trouve t-on des femmes à 97% parmi les conseillers en économie sociale et familiale, à 94,4% chez les éducateurs de jeunes enfants, pour deux tiers des éducateurs spécialisés et 91,8% des assistants sociaux.
Ces métiers se regroupent sous un terme anglosaxon le care, que la traduction par le substantif sollicitude ampute ou édulcore parce que le terme anglophone possède une aire sémantique plus vaste. En effet , le verbe to care : prendre soin, se préoccuper de, faire attention à et le nom care : souci, inquiétude, sollicitude, s'allient pour désigner une forme d'activité le caregiving.
Le terme utilisé par F. Brugère fait référence à une forme d'attention à l'autre, à la prise en compte de ses difficultés de sa vulnérabilité. Il n'a pas en France le sens qu'il a acquis dans les pays anglo-saxons d'un secteur entier de l'activité humaine qui s'est professionnalisé, précisément parce que le soin aux dépendants étaient auparavant la charge dévolue aux femmes au sein du foyer et que leur implication dans l'activité économique de production ne le permet plus. (...)
Accomplir cette fonction mobilise des compétences : l'attention consistant à reconnaître et prendre en compte les besoins de l'autre, un engagement qui va de pair avec la responsabilité, des savoir faire qui permettent d'agir à bon escient et une réceptivité qui favorise l'empathie sans projection de soi sur l'autre ou envahissement de soi par l'autre. L'empathie mobilise une compétence très spécifique bien connue des professionnels sous le terme de « bonne distance ».
Des métiers méprisés voire marginalisés.
L'ensemble du secteur souffre de marginalisation sociale, non seulement parce que ces tâches accomplies à la fois dans le domaine privé et dans le domaine public sont attachées dans l'imaginaire à ce qui « ne coûte rien » (l'exploitation millénaire du travail féminin), mais aussi parce qu'elles concernent la part vulnérable de l'humanité, lorsqu'elle est frappée de dépendance. L'incapacité de l'enfant, du handicapé, du vieillard, du malade place en abîme le fantasme de toute puissance, de maîtrise si fortement associé à la virilité dans l'imaginaire social.
Joan Tronto (Joan Tronto, Un monde vulnérable ; Pour une politique du care. La découverte. 2009 )rappelle que ce sont le plus souvent les catégories de la population les plus socialement vulnérables qu'on place à ces postes, marginalisant doublement les personnes issues de l'immigration. En France un nombre non négligeable des personnels soignants sont immigrés, leurs salaires et leurs statuts sont dévalorisés par rapport à leurs diplômes et aux tâches réelles effectuées.
Dans le cadre des formations que j'ai effectuées auprès de personnels d'accueil j'introduisais la sphère du « confort » comme domaine à égalité d'importance avec celle de l'administration, de l'éducatif ou du soin, ce qui ne manquait pas de choquer, tant on est habitué à considérer que s'occuper de l'entretien (du corps, des espaces, de la nourriture etc) ne requiert pas de compétence spécifique.
Réhabiliter le souci de l'autre : une dimension politique.
Il s'agit essentiellement de déconstruire le lien entre travail du care et féminité, sentimentalité et proximité. Ce n'est que grâce à ce découplement et à celui qui tend à faire reposer cette partie inaliénable d'un fonctionnement social harmonieux sur les épaules de personnes précarisées dans leur citoyenneté et dans leur survie que la question de la justice peut être reconsidérée.
Pour un monde sans pitié, partager le souci des autres.
Pour dédouaner la personne qui a besoin de façon provisoire ou plus chronique de la compassion et de la douloureuse humiliation de la pitié, il faut changer de paradigmes et leur substituer la solidarité fondée sur la réciprocité. Chacun a eu et aura affaire aux soins prodigués par un autre (et plus encore les puissants suffisamment privilégiés pour oublier à quel point ils dépendent de dispensateurs de soins). Il s'agit donc de remodéliser un art du vivre ensemble qui distribue entre les sexes la prise en charge nécessaire de ceux qui n'ont pas encore ou n'ont plus l'autonomie pour le faire. On peut en constater les prémisses dans un début de partage du soin des enfants entre les parents, qui a beaucoup progressé dans les deux dernières décennies.
Il s'agit aussi de revoir les échelles de l'utilité sociale pour que cette fonction recouvre le niveau d'importance qu'elle a de fait et lorsqu'elle donne lieu à une activité rétribuée, le salaire devrait être décent.
Enfin qui plus que quiconque peut se réclamer de la citoyenneté du pays où il vit, lorsqu'il consacre son énergie à maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible .
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Pour douce que soit sa musique à nos oreilles, l’idéologie de la compassion est en elle-même l’une des influences principales qui subvertissent la vie civique, car celle-ci dépend moins de la compassion que du respect mutuel. Une compassion mal placée dégrade aussi bien les victimes, réduites à n’être que des objets de pitié, que ceux qui voudraient se faire leurs bienfaiteurs et qui trouvent plus facile d’avoir pitié de leurs concitoyens que de leur appliquer des normes impersonnelles qui donneraient droit au respect à ceux qui les atteignent. » Christopher LASCH 1996 « Communautarisme ou populisme ? Éthique de la compassion et éthique du respect », La Révolte des élites, Climats)
Remplacer le compassionnel par la généralisation d'une «universelle empathie» et son exercice comme une des plus hautes valeurs d'une société.