mercredi 15 avril 2009

Les belles des seigneurs

Dans l'oeuvre d'Albert, j'ai une tendresse particulière pour Mangeclous même si dans un premier temps je n'avais d'yeux que pour Solal. J'ai lu la Saga du solaire Solal et son amour fou pour la belle Ariane quand j'avais à peine vingt ans, saga tragique, il s'entend, les histoires d'amour finissent mal...
J'ai lu Mangeclous et Le livre de ma mère beaucoup plus tard. Mon époque romantique sérieusement édulcorée par les prosaïques leçons de l'ordinaire du vivre , j'ai été friande de la truculence des valeureux d'autant qu'ils me rappelaient ma Grèce chérie. Et j'ai été émue Le livre de ma mère, somptueux tribut à la mère disparue.
Cohen est un oriental, ainsi se définit-il et en effet il en a les grandeurs et hélas les limites. Lisant la biographie que Frank Médioni lui consacre je (re)découvre ce qui m'était difficile lors de mes lectures, qui me provoquait un rire étranglé, la misogynie du grand littérateur, alors même qu'il ne peut vivre sans femme, puisqu'il admet lui-même que sans elles, il n'aurait pu écrire. Sans sa mère, ses trois femmes successives, sa fille, sa fidèle secrétaire Anne-Marie Boissonnas et toutes celles qui se sont laissé subjuguer par ce grand séducteur, il n'aurait pu mener à bien une entreprise aussi colossale que la rédaction de Belle du Seigneur (trois fois recopié, remanié plus de mille pages à chaque mouture).
Après avoir terminé la lecture du livre de Médioni (Albert Cohen, Folio Biographie 2007), feuilletant Le livre de ma mère, je repense à celui que Romain Gary consacre à la sienne (La promesse de l'aube). L'un comme l'autre sont des Juifs exilés, fils uniques. Cohen connait son père mais il a un rôle secondaire dans sa vie, il le méprise, lui en veut de maltraiter sa mère. Le père et la mère de Gary se séparent quand il n'a pas dix ans. Cohen comme Gary ont affaire à des mères (juives) en totale dévotion. Ils puisent aux ressources de ces puits d'amour avec l'inconscience et l'égoïsme de petits potentats. Ils aiment leur mère mais elle leur fait un peu honte, elles détonnent au sein des univers qu'ils essaient de conquérir dans leur soif de reconnaissance et leur terrible besoin de séduire. Et puis un jour, elles meurent. Seules, terriblement seules et ce désastre que les fils n'avaient jamais vraiment envisagé est irréparable. Ce qui n'a pas été dit quand elle était vivante ne pourra jamais la rejoindre comme ultime consolation. "Elle est sous terre, une inaction, une langueur, une prostration. Dieu que tout cela est absurde. Cohen écrit pour que les fils dont la mère est vivante les aiment mieux. mais il sait que "aucun fils ne sait vraiment que sa mère mourra et tous les fils se fâchent et s'impatientent contre leurs mères, les fous si tôt punis."

Cohen comme Gary sont des tyrans domestiques. Cohen avoue un goût (souligné par Médioni) pour les scènes. Quand il reçoit il refuse que sa femme et sa fille soient présentes. Il impose une stricte observance de ses manies et de l'isolement social dans lequel il se complait, enclin à la dépression. En revanche elles sont enrôlées pour écrire sous sa dictée, reprendre inlassablement la frappe après chaque correction. Une de ses femmes (Marianne) se révoltera et ils divorceront. Pas assez soumise. Les autres accompliront ce pour quoi elles sont aimées.

Je me disais que derrière la plupart des créateurs, il y a une femme (mère, épouse, fille, voire servante, la Céleste de Marcel) qui seconde, déleste le grand homme de l'intendance afin qu'il puisse se consacrer exclusivement à son art, ce n'est pas le moindre, mais également l'encourage, le corrige, le réconforte, le stimule et l'apaise.

A contrario, les femmes créent en dépit des obstacles qui ne sont levés par personne, voire sont placés en chicane par l'homme jaloux du talent de sa compagne. Quelles exceptions confirment la règle ? On a dit par exemple que le mari d'Alexandra David Neel finançait généreusement les voyages de sa femme. En réalité elle possédait une fortune personnelle et fut soutenue par le truchement d'ambassades et de ministères.

Les couples où la femme parvient à se faire un nom ? Par le passé, la grande George Sand, phénoménale, mais Musset et Chopin néanmoins plus en postérité; Colette pillée par Willy avant de seule trouver son chemin. Sartre et Beauvoir ? Cixous /Derrida ?(Derrida a déclaré qu'Hélène était le plus grand écrivain français vivant mais lui est mort désormais). Actuellement Tzevan Todorov /Nancy Huston, Paul Auster/Siri Husdvest, et quelques autres. Si peu.
Peut-être désormais existe-t-il des couples où l'homme se dédie à l'oeuvre de sa femme pour qu'elle puisse se consacrer exclusivement à déployer son génie. Des noms !

14 commentaires:

Loïs a dit…

Gary avait quand même une mère particulièrement fracassée :o)

JC a dit…

Zoë,
Je garde d'Alexandra David Neel et de son époux une image contrastée : elle hérita d'une fortune personnelle vite épuisée, son mari l'aida beaucoup à financer ses voyages, à la dépanner surtout, lorsqu'elle était coincée sans argent au Tibet ou au Japon.
L'aide des autorités vint d'Alexandra elle même qui sut bien se vendre à ces réseaux.
(J'ai toujours pensé que Neel aidait sa remuante femme pour "être tranquille seul" car Alexandra devait être une sacrée excentrique, difficile à supporter !)

Chr. Borhen a dit…

Sollers/Kristeva.

Et le couple Moi/Moi aussi, ou bien Vous/Vous, assurément les plus difficiles à explorer.

Zoë a dit…

@Loïs,oui mais quelle folie ! Prévoir des lettres à l'avance pour que son fils ne souffre pas de savoir sa mère morte quand il a besoin de tout son courage et les faire envoyer par une amie alors qu'elle sera à la tombe.
@JC. Explication très plausible. Beaucoup de femmes demarins prétendent également qu'elles ne trouvent pas déplaisante l'alternance présence / absence.
@Chr. B J'en conviens le couple moi /moi est très difficile

Anonyme a dit…

les "couples d'écrivains" sont quasi-impossibles quand c'est la femme qui devient célèbre ; pensez à Woolf, ou à Carson Mac Cullers.

Marcel n'avait certes pas que Céleste Albaret, mais sa mère, sa grand'mère, sa grand'tante, et ses amies. L'insolent et indolent petit jeune homme a vécu dans le bruissement de jupons protecteurs. IL en a gardé le goût, d'ailleurs.

La contrepartie de votre juste observation, Zoë, à savoir que le grand homme s'avance en pleine lumière, poussé dans le dos par les bras plein d'ombres d'un dévouement féminin, réside dans ce "fléau" parfois dénoncé par un Pierre Assouline : la Veuve Noire.

Ces dévouements féminins si absolus semblent en effet avoir faim, non de vengeance, mais d'appropriation post-mortem. Là encore, je suis d'accord, beaucoup d'exagération peut-être dans ces portraits de mère ou veuve ou soeur abusive(s) après le décès du fils ou mari ou frère génial,. Et quand on voit comment un Yann Andrea se comporte, en "exécuteur testamentaire", vis-à-vis d'une Duras, on se dit que les veuves noires n'ont pas besoin d'être femmes pour sucer les cadavres.

N'empêche qu'il s'agit peut-être là d'un phénomène de compensation. Le dévouement à l'homme se "payant" par une gestion disons "personnalisée" de l'oeuvre.

Et puis, n'oubliez pas le pathétique d'un Tolstoï, fuyant, fuyant devant son épouse, presque coupable d'être encore vivant pour une "veuve noire" si visiblement affamée...

Clopine

Zoë a dit…

@CLO, comme toujours votre commentaire pertinent. Pour Marcel, je cite Céleste parce qu'elle a survécu à tous les personnages de Proust et trouvé une sorte de gloire vers la fin de sa vie, comme modèle de dévouement.
Quant à la difficile question des veuves, il y a celles qui exploitent, celles qui protègent. Celles que leur homme célèbre a tellement épuisées qu'elles se vengent. D'autres qui perpétuent (musées, fondation etc). Dans tous les cas elles sont et demeurent femme de.

JC a dit…

La question des Veuves :
la mienne sera Joyeuse ou ne sera pas !

Anonyme a dit…

Pour boucler la promenade, je rappelle le cas de Maria Kodama qui devint l’assistante de Borges à la mort de la mère de ce dernier ; ne l’épousera que quelques mois avant sa mort.
Ajouté aux autres cas cités dans le billet, on pourra se demander ce que la qualité de veuve doit au statut matrimonial. La sœur de Nietzsche, n’était-elle pas un peu sa veuve, à l’image de Céleste pour Marcel ? Les grandes veuves sont bien souvent des veuves anthumes au départ, des cerbères d’abord, des hagiographes ensuite.

Le sort réservé au « veuvé » demeure souvent parmi les plus surprenants. Leur veuve saura indiquer la porte de sortie aux autres témoins, afin que personne n’empiète sur leur territoire ; dépasser les limites du territoire matrimonial ne leur fait pas peur : de l’art du deuil spéculatif !

La femme légitime, la sœur, la bonne, la maîtresse sont des substituts de la mère qui en enfantant devient le modèle absolu de la veuve anthume puisqu’elle met au monde une vie éphémère (un futur cadavre).
Armelle Domenach

Zoë a dit…

Les veuves, les mères, les femmes. Quid d'elles, hors d'eux.
Prenons Jacqueline Pagnol, femme du grand copain de Cohen, la poésie de la dernière partie de vie de Pagnol, il a 45 ans ans elle 19 quand il se marient. Elle vit toujours, on ne le sait pas, elle ne semble pas s'être construit une gloire quelconque.
Les veuves ou abandonnées de Picasso se sont suicidées. Seule Françoise Gilot qui a récusé le maître continue à peindre

Anonyme a dit…

Ben oui, ce sont les veuves posthumes celles-là :-)
Armelle D.

Manu Causse a dit…

Tout cela est très encourageant, pour les hommes forcément tyrans domestiques, et pour les femmes si souvent écrasées...
L'écriture est-elle donc si cruelle pour les couples ?

Zoë a dit…

@Manu. Je parle d'un temps révolu peut-être. Les nouveaux couples d'écrivains sont mieux armés peut-on espérer. Les manu manu ça va ?

Emma a dit…

Le tableau est en effet un peu sombre... pour les femmes, évidemment. Et cependant elles sont là et existent, contre et à travers leur alter ego masculin. Il peut même en sortir une œuvre mixte, asexuée, ou en tout cas débarrassée du poids de cette étonnante différence qu'on nous impose, aux un(e)s comme aux autres.
Peut-être suffit-il simplement de ne plus se poser la question de qui, dans l'humain, est l'homme ou la femme?
(Et penser que mon fils s'appelle Solal... Plus facile, cependant, à porter que Mangeclous)
À te rencontrer, Zoé.

Tania a dit…

Très intéressant, ce billet. Quel rêve d'imaginer un homme qui non seulement assure l'intendance, mais en plus, encourage, fait silence, stimule...
Hors de la littérature, le couple Rodin-Camille Claudel illustre le désastre de deux créateurs à part entière et le confort pour Rodin de se reposer sur Rose Beuret, sa femme de l'ombre.