Le brouillard ne se lève pas de toute la journée. Inutile d'espérer se déplacer une fois la nuit tombée, on n'y voit pas à trente mètres. C'est exactement le genre d'ambiance qui me fait regretter la ville. Au moins peut-on aller au cinéma ou s'asseoir pour prendre un verre dans un café plein de lumières.
Je viens de terminer la lecture de "A moveable feast" texte d'Hemingway, publié en 1964 chez Gallimard sous le titre "Paris est une fête" après la mort -le suicide- d 'Hem en 1961. L'ouvrage est constitué d'une série de "vignettes" tirées des remises de la mémoire d'Hemingway. Il y travaillait depuis 1959, après avoir repris possession , à la demande du Ritz, d'une malle où se trouvaient des textes datant de sa période parisienne. Ces souvenirs des années 20 font revivre "la génération perdue" selon le terme de Gertrude Stein qui régnait sur un groupe de peintres et d'écrivains de l'époque, génération de ces jeunes gens qui ont participé à la grande boucherie du début du siècle et y ont perdu souvent la raison quand ce n'était pas la vie. Il s'agit ici d'une version améliorée et enrichie de vignettes inédites, sous la houlette de son petit fils Sean
A l'époque décrite ici, il est un jeune journaliste, profondément amoureux de sa femme Hadley et qui essaye de vivre de sa plume d'écrivain (un chapitre aborde le rôle de la faim dans l'inspiration). L'ouvrage est resté inachevé alors qu'Hemingway y travaillait quelques mois encore avant qu'il ne décide de se tirer une balle dans la tête. Il y a une réelle nostalgie dans ces textes, d'une période de sa vie qui était emplie de "plaisirs secrets" (une des vignettes ajoutée à cette édition). Se promener dans les jardins du Luxembourg, s'installer pour écrire à La Closerie des Lilas, s'offrir un bon repas chez Lipp après avoir gagné aux courses et écrire bien-sûr.
"Le conte que j'écrivais se faisait tout seul et j'avais du mal à suivre le rythme qu'il m'imposait. Je commandais un autre rhum Saint-James et, chaque fois que je levais les yeux, je regardais la fille, notamment quand je taillais mon crayon avec un taille-crayon tandis que les copeaux bouclés tombaient dans la soucoupe placée sous mon verre.
Je t'ai vue, mignonne, et tu m'appartiens désormais, quel que soit celui que tu attends et même si je ne dois plus jamais te revoir, pensais-je. Tu m'appartiens et tout Paris m'appartient, et j'appartiens à ce cahier et à ce crayon.
On croise Ezra Pound ("l'écrivain le plus généreux et le plus désintéressé") Scott Fitgerald (et Zelda qu'Hem présente comme une folle qui empêche son homme d'écrire par jalousie) qui l'entraine dans une folle virée de Lyon vers Paris en voiture décapotable sous une pluie battante, Pacsin le peintre (consommateur de jeunes modèles),. On rencontre un troupeau de chèvres et le berger joueur de pipeau qui les traie directement dans le pot de la voisine.
On saisit le rôle essentiel de Sylvia Beach et de sa librairie Shakespeare and Company pour les écrivains anglophones nombreux à Paris à cette époque. "La bibliothèque-librairie de Syvia Beach, 12, rue de l'Odéon, mettait en effet dans cette rue froide, balayée par le vent, une note de chaleur et de gaieté, avec son grand poêle, en hiver, ses tables et ses étagères garnies de livres, sa devanture réservée aux nouveautés et, aux murs, les photographies d'écrivains célèbres, morts ou vivants. Les photographies semblaient être toutes des instantanés, et même les auteurs défunts y semblaient encore pleins de vie."
Pour qui a vécu à Paris, il est possible de se promener aux côtés d'Ernest en toute familiarité sur les quais, rue Cardinal Lemoine où il a vécu, dans les rues du quartier latin ou de Montparnasse. Ce passé recomposé restitue le temps de l'écrivain à la recherche de son style (réduire les adjectifs, aller à l'os) alors même que celui qui écrit est parvenu à la période ultime de sa création. C'est aussi le temps qui précède la fin de cet amour magnifié que va mettre en péril la rencontre de celle qui sera sa deuxième femme (il y en eut quatre).
"Paris est une très vieille ville et nous étions jeunes et rien n'y était simple, ni même la pauvreté, ni la richesse soudaine, ni le clair de lune, ni le bien, ni le mal, ni le souffle d'un être endormi à vos côtés dans le clair de lune."
En lisant Hemingway, on songe à ces belles heures de la jeunesse, elles aussi enfuies, celles des commencements quand on croit en l'avenir, tout en doutant qu'il réalise toutes ses promesses. On songe aux amours vifs et impétueux, aux promesses indestructibles et à l'ivresse des nuits sans fin et des aubes lumineuses.