lundi 17 décembre 2012

"Tout foutre en l'air sans toucher à rien"

C'est Pierre Jourde qui m'avait offert de rencontrer ChevillaL'Auteur et moird. Dans son opus "la littérature sans estomac", il assassinait joyeusement des auteurs que pour ma part j'appréciais avec modération (litote) (Angot, Houellbecq ), d'autres que ces lazzi atteignaient au sein de l'estime que je leur portais (Duras par exemple). Dans cet exercice de démolition, un écrivain, servait en contraste de référence de la bonne littérature, celle qui ne se paie pas de mots mais ausculte et sculpte la langue sans se soucier aucunement d'accrocher l'exercice aux figures obligées de la narration. Je me jetais donc sur le premier Chevillard "Mourir m'enrhume" et me mis ensuite, après avoir rattrapé mon retard, à guetter  les sorties du phénomène, sans jamais être déçue. Ah! "Le vaillant petit tailleur", l'Oreille rouge, Nisard et Sans l'Orang Outang ! Et puis je ne sais pourquoi, je décidais de faire cesser l'addiction, laissai choir Choir,  ne visitais plus qu'épisodiquement l'Autofictif, ne pris pas la peine de me procurer Dino Egger. L'exercice stylistique pour éblouissant qu'il soit me désespérait.
Philippe Annocque m'a d'une aimable bourrade  remise sur le chemin que je n'aurais pas dû quitter. Pourquoi se priver de ce bon jus de treille quand il y a tant de piquette qui circule ? Il se trouve que le prétexte de la logorrhée chevillardesque ne pouvait que faire de moi une complice, d'emblée. J'exècre comme le personnage ( un point commun entre le personnage, l'auteur, le lecteur), le gratin de chou-fleur. Comme le clame et le déclame ce Blaise (je n'ai pas dit Blaireau) en prenant à témoin une mademoiselle qu'il contraint comme nous lecteurs à écouter sa complainte, on peut essayer d'échapper à ce qui  détruit en nous le goût  des autres et toute appétence à vivre, les autres s'ingénient à nous servir et nous resservir l'horrible rata.
Le fil  de la narration est fort ténu, la répétition un exercice de haute voltige, les bifurcations et virages très risqués entre Blaise déblatérant à la terrasse d'un café (d'où on peut voir passer les communs des mortels dans leur commune insignifiance) et  Blaise épris cette fois d'une fourmi qu'il suit avec constance, flanqué d'une amoureuse glanée à l'improviste, d'un enfant rameuté de même et d'un tamanoir échappé d'un cirque (seule explication un peu sensée à son apparition prodigieuse et dangereuse, eh oui la fourmi, vous suivez ? c'est bien ! continuez !).
Les livres de Chevillard sont impossibles à résumer, il le fait exprès le bougre, il déteste le propos convenu, cet homme, le cliché et toutes les vieilles poussières qui encrassent le verbe.  Il s'en moque même, ses aventures sont aussi risibles que celle du Cavalier à la longue figure, coiffé de son bassin de barbier, conspuant l'époque qui a renié les hautes valeurs de la chevalerie. Lui c'est la mort de la littérature qu'il prophétise en la déplorant,  par extinction du lecteur, ou plutôt de la lectrice, puisque seules les (vieilles) femmes hantent les salons du livre (dixit l'auteur).
(...) "les hommes ne lisent pas ni les proses ironiques, sarcastiques même et peu narratives, ni rien d'autre non plus; ils sont devenus de froides machines, des fonctionnaires zélés du système en vigueur entièrement appliqués à leur tâche, ne goûtant la volupté d'être que dans le jeu fluide des combinaisons et des rouages -la musique des moteurs, la circulation du ballon-, incapables de recueillement et de solitude, farouchement anti-intellectuels, définitivement perdus pour la littérature. Leur intérêt ne s'éveille que lorsqu'il est généré par leur capital. (Et parce qu'ils ne leur prêtent pas main-forte, et qu'ils les laissent écluser seules toute la production littéraire, c'est aux femmes qu'il revient de lire les mauvais livres aussi bien que les bons)" * (228)


Autofiction dérisoire, métaphores puissance métaphore, ligatures de sens improbables, syllogismes imparables, tout cela touillé dans le chaudron du sorcier, d'où jaillissent des fusées éclairantes qui laissent de longues trainées de couleur dans votre paysage mental, non sans avoir éventuellement fait sauter quelques unes de vos potiches.
Lire Chevillard, c'est une ascension à mains nues, le corps secoué régulièrement par le "rire blanc", ce rire que Michel Tournier distinguait de tous les autres, le rire métaphysique de celui qui sait que son élan l'a conduit au dessus du vide et contemple le gouffre, hilare.

Hors de question d'évoquer l'ironie , Chevillard abomine "l'ironiste (qui) voudrait n'être dupe de rien, ni de lui-même ni des autres, ni des mots ni des lettres qui les composent, il se couvre de tous les côtés. C'est une anguille visqueuse, un sale type pervers qui abuse de la naïveté des jeunes filles et de la candeur confiante de ses lecteurs. (...) Mon cœur est dans ma main quand j'écris, j'ai l'impression d'avoir capturé une petite rainette, dit l'auteur, Certains trouveront l'expression de mon visage un peu niaise. Plutôt ça que l'atroce rictus de l'ironie, ce masque de Voltaire creusé par Léautaud qui n'aura bientôt plus de joues du tout.** (244)

L'écrivain est  un être qui ne goûte de la vie que sa transmutation par les mots. Écrire est une activité de mise à l'écart pour fuir en fait le commerce de tous ceux qui prétendent habiter le monde et y peser dans des engagements qui ne font qu'ajouter du chaos au désordre. Or l'auteur "volontiers révolutionnaire en théorie, a horreur de toute espèce de changement dans l'ordre de ses jours. (...) Sa vocation d'écrivain s'explique du coup avec évidence. Il trouve dans cet exercice l'occasion de tout foutre en l'air sans toucher à rien. Il feint jusqu'à un certain point de croire que la littérature est le réel et il s'emploie à le déconstruire, à le ruiner dans ses fictions sabotées, sachant bien pourtant que nul effet de retour n'est à craindre, que les vaches sont bien gardées et l'espace du songe parfaitement étanche. (36)

Une illustration dénichée grâce à  Depluloin : le lecteur, une sculpture d'Alain Laboile, rajoutée ce jour (mardi).

* L’esprit des péninsules, 2002, (Pocket, 2003). Prix de la critique de l’Académie française.
**Pardon à mes doux amis, qui, eux lisent mais savent bien que cette activité n'est pas ce qu'ils partagent le mieux avec leurs congénères mâles.
***Je confirme qu'Eric  Chevillard (avec qui j'ai eu le plaisir de parler) arbore un air tranquille et doux, sans une once d'arrogance ou de suffisance, pas comme certain ergoteur rive gauche. Pour mieux vous faire une idée de l'amabilité du "critique du Figaro", suivez le guide Annocque


15 commentaires:

MakesmewonderHum a dit…

Samedi suis passé à deux doigts de perdre un vieil ami écrivain. Un caillot se lovait dans sa boîte à mauvaises pensées. Et pourtant ce n'est pas l'écrivain que je risquais de perdre mais bien l'homme qui me demandait à son chevet, dans une autre circonstance malheureuse de boyaux encrassés, si je lui avais apporté une livre de beurre en guise de cadeau ou:
"Est-ce que tu me sucerais dans cette état?" que non p.c.que j'avais, les lèvres gercées et lui une haleine d'anchois dan'l formol.
Ce sont des hommes et des femmes avant tout, bien avant que les critiques s'en nourrissent et pour nous de ne pas trop savoir si leur fin mot viendra avec un soupir de satiété ou baîllement que laisse parfois les ordinaires divertissements.

Aujourd'hui il va mieux.

Vinosse a dit…

C'est formidable la communication du Figaro: ils t'assomment d'élus de la république(de gauche surtout) qui claquent l'impot des pauvres riches contribuables, tout en faisant l'apologie de la famille Rotschild...

D'un aut' côté, Beiguebédé il a pas tout à fait tort: Chevillard fait mieux les phrases courtes... Il a acquis pour cela un tour de main facilement reconnaissable à la longue qu'à la fin ça en devient lassant...

la bacchante a dit…

Tu es en cheville avec un auteur qui décrasse la langue.

Cactus , ciné-chineur a dit…

je peux vous toucher juste une fois virtuellement , Zoë ? je vous écrirai un poème chez moi ! le début : et Zoo !

Zoë Lucider a dit…

@MMWH, les écrivains sont mortels ? Nooooon! Longue vie à votre ami.
@Vinosse, le prosateur du Figaro est lassant sans le talent du tour de main.
@la bacchante,il la fait reluire.
@Cactus, chiche!

patrick.verroust a dit…

Alfred Nobel inventa la dynamite puis il légua sa fortune pour créer les prix Nobel dont celui de la paix et celui de littérature....Un artiste à sa façon , une écriture détonante qui envoyait des pains!

Dominique Autrou a dit…

Votre titre m'a fait penser à une sorte de précocité, et puis je me suis ravisé.

Rosa a dit…

Bonjour Zoé, ravie de découvrir ton blogue. Une analyse pertinente et drôle sans prise de tête, ça fait plaisir...

Zoë Lucider a dit…

@PV, une personnalité paradoxale.
@DA, ravisés ou ravivé ?
@ Rosa, bienvenue sous l'arbre.

Sophie K. a dit…

Je peux pas commenter, je connais mal Chevillard (et je n'ai pas réussi à terminer l'Orang Outan, honte à moi...)

Zoë Lucider a dit…

@Sophie, on a le droit de ne pas aimer un auteur. De l'abandonner, de revenir vers lui. C'est un mariage très gai qu'on peut interrompre à peu de frais.:-)

PhA a dit…

Vous savez qu'il nous a remis ça à propos de l'auteur et moi, Beigbeder ? (J'ai mon idée sur la question : je crois qu'il est gentil ! http://hublots.over-blog.com/article-il-faut-sauver-le-soldat-chevillard-starring-frederic-beigbeder-112975225.html )

Zoë Lucider a dit…

@PhA, oui j'avis lu votre sympathique commentaire à l'égard de ce pauvre FB. Mais je me suis trompé de lien. Mais je vais ajouter ce lien vers votre aimable raclée.

Depluloin a dit…



Ce qui est troublant ce que l'on oppose beaucoup la narration au style ou au langage. Mais depuis quand seraient-ils opposables? Flaubert, Beckett, Joyce, Pinget, Simon et bien d'autres ont raconté des histoires. Je ne vois pas où serait le danger. Bref, Chevillard ne m'enthousiasme pas. Au contraire de Sébastien Brebel par exemple.

Zoë Lucider a dit…

@Depluloin, Sébastien Brebel ? Connais pas. Ne commencez pas à me proposer d'autres lectures hein, vous croyez que je n'ai que ça à faire :-)