Je respecte l'être humain qui vient de
rendre son dernier soupir et qui est pleuré par ceux qui
l'aimaient. J'aurais moins d'empathie à l'égard de l'énorme mise
en scène mélodramatique orchestrée à l'occasion de ses
funérailles
Un héros Jojo ? Une icône certes mais de ces
années de gabegie consumériste dont il a été en effet un parfait
laudateur, un exemple flamboyant. Il a introduit le rock'n'roll en
France ? Euh ! Il l'a mièvrisé oui, rendu populaire parce
qu'il a collé des mots français sur une musique qui ne l'était
pas. Il a ainsi favorisé l'entrée du cheval de Troie de
« l'american way of life » dans une culture qui tordait
le nez sur les ambitions de lucre, sur des valeurs de m'a-tu vu, de
possession ostentatoire d'objets rutilants. Toute sa vie l'idole aura
mis le feu, élaboré des shows clinquants qu'il animait de son style
de toréador, le pubis tendu vers la foule, la démarche chaloupée
du tombeur, pendant que la conquête des mœurs de ces Européens
vieillots par tout le nouveau du nouveau d'outre atlantique leur
tombait sur le râble, avec le culte de l'efficacité et tout le
tremblement, qui n'en finit plus d'ébranler le modèle social
construit au fil du temps.
Sur les ondes, on s'est extasié sur sa
vie de « famille recomposée », cinq mariages dont des
petites filles prises au berceau (19 ans pour Laeticia, la dernière
en date, qui a résisté contre vents et marées, alors qu'on lui
prédisait une éclipse rapide), sur ces transgressions qu'il a
éventuellement revendiquées (la cocaïne), sur cette insouciance
d'homme libre qui fait tout ce qu'il désire parce qu'il en a les
moyens. Il a incarné au plus haut ce personnage de western , de
lonesome cow boy (alors qu'il était rarement seul, poursuivi par
tous ceux qui venaient chercher auprès de lui quelques poussières
de paillettes) d'^homme puissant en dépit ou grâce à la fêlure
fondamentale d'une enfance malmenée
Je suis mauvaise juge de l'artiste
qu'il fut, son style trop éloigné de mes goûts, je ne connais que
les chansons qui ont fait sa popularité et encore n'en retiendrai-je
qu'une poignée dont Diégo (même si je préfère l'interprétation
de France Gall). De plus je ne suis idolâtre de personne. j'ai des admirations mais je n'irai certainement pas m'agglutiner à une foule pour saluer le départ de qui que ce soit.
En revanche, je reconnais la puissance de « la
bête de scène ». En
cinquante
sept ans de carrière (1960-2017) 184 tournées, 27 rentrées
parisiennes et plus de 28 millions de spectateurs. Rien qu'en
France, 696 représentations dans la capitale, dont 266 à
l'Olympia, 144 au Palais des Sports, 101 à Bercy (dont huit avec
Les
Vieilles Canailles) et 78 au Zénith de Paris, deux fois au
Parc des Princes (sept représentations) et trois fois au Stade de
France (neuf concerts).
Johnny
Hallyday s'est produit 2 813 fois en France et a donné plus
de 3 256 représentations au cours de sa carrière, durant
laquelle, il a chanté dans quarante pays différents. Chapeau
l'artiste ! Quelle marathonien ! Il faut bien qu'il ait eu
du talent pour traverser le temps en restant infailliblement en haut de l'affiche.
Il était le symbole de l'homme venu du
« tiroir du bas « ( comme dit Bernard Tapis, un autre
tycoon en proie aux métastases) qui parvient aux sommets de la
gloire et pour tous les gens modestes dont les vies sont
insignifiantes au regard d'une époque intoxiquée de médiatisation
wharolienne, incarne tous les possibles. Ses chansons sont une
consolation pour affronter les vents mauvais d'un quotidien
besogneux. Johnny c'est la revanche des pauvres aussi bien que
l'alibi des riches. Il a inauguré cette ère de la poudre aux yeux,
des sommes exorbitantes versées aux saltimbanques de la scène ou du
stade quand les petites mains qui traînent le matos ou nettoient les
vestiaires ont à peine de quoi vivre. Il est arrivé juste après
la guerre en pleine insouciance et inconscience des trente glorieuses
qui voyaient débarquer les bagnoles rutilantes , le téléphone pour
tous, la télé dans chaque salon et, bon an mal an l'espoir d'un
avenir meilleur. Années 60 où les femmes étaient outrageusement
maquillées et traitées
comme
des quiches sans cervelle et uniquement orientées vers la
conquête du Prince charmant. Et Johnny, il avait tous les attributs
pour faire rêver les midinettes.
Hélas, on a dû déchanter, les
nouveaux donjons se sont installés,
les
nouveaux maîtres du monde ont réaffirmé l'empire et toute une
génération est passé directement du statut de saltimbanques à
celui de princes, déclenchant par là-même un appétit de
consommation savamment entretenu par les sirènes publicitaires,
pendant que la planète commençait à tousser (1970, le club de Rome
alerte et préconise la décroissance du modèle consumériste).
Certains se sont tenus à l'écart de ce grand bastringue. JH lui a
joué le jeu à fond, apportant son soutien à nos présidents de
droite, cherchant le
paradis
fiscal. Il était généreux le zèbre parait-il, de cette
générosité qui a ramené régulièrement sur les planches des
Enfoirés pleins de
compassion de circonstance mais accumulant par ailleurs les
propriétés, les hochets de la frime, encourageant cet esprit
typiquement américain du droit à un mode de vie non négociable.
J'ai
un peu regardé les images de la cérémonie de la Madeleine. J'y ai
vu un spectacle démoralisant, des dinosaures qui pleuraient surtout
leur jeunesse enfuie, la fin d'une époque révolue qui va
s'engloutir en même temps qu'eux qui l'ont cyniquement incarnée.
C'est certain, il n'y aura plus de Johnny, la planète n'a plus les
moyens de cette gabegie, inaugurée après Hiroshima et qui sombre
au rythme des tweets de Trump.
Bon
voyage, Jojo, tu étais sans doute un bon bougre mais vraiment,
pardon pour cette dernière torpille lèse majesté, un terrible
songe creux !