Marine est très douée dans l’art de la conversation anodine et dénuée d’importance. Tous les sujets lui sont bons pour y accrocher une anecdote cocasse, un commentaire ironique, une imitation truculente. De sorte qu’on a le privilège de découvrir par ses yeux l’effarant kaléidoscope des petites vies ignorées. Son verbiage n’emprunte les allures du ragot que pour mieux s’en distancer, car ce qu’elle me raconte des uns et des autres est une sélection par l’humour. Elle excelle à décrire les démêlés de ses congénères avec la difficile affaire de garder la face. Ce qui la fait rire et qu’elle partage volontiers c’est le moment où le malheureux s’aperçoit qu’il n’y a pas de filet sous ses pas au-dessus du vide et là elle éprouve de la compassion. De sorte que son rire est frappé d’indulgence. Elle le ponctue souvent d’un Oh ! Un reproche qu’elle s’adresse pour la dérision qu'elle ose exercer à l'encontre du malheureux épinglé sous son microscope, matiné d' un zeste d’étonnement que la vie soit si incroyable.
Alors le type, il s’approche, il me dit vous êtes seule ? Moi aussi !
Je lui réponds en rigolant: et c’est bien ainsi ! Et je m’en vais. Il me crie dans le dos, ce n’est pas bon d’être seul ! Croyez-moi ! Je te crois, je te crois, je lui dis en rigolant.
Ça t’a fait rire ?
Ben oui. Il est tout seul, il parle tout seul.
Moi ça m’a fait peur. Je l’ai rencontré, le même. Il a dit exactement la même chose.
Il doit être habitué. Elle rit. Oh ! Le pauvre ! Mais Suzanne, tous les mètres tu peux rencontrer un type qui pourrait, s’il l’osait, te dire la même chose. Mais on la ferme tous. C’est la règle.
Il faut être très seul pour mendier comme ça la présence d’un autre.
Mais on mendie tous ! On s’y prend plus ou moins bien pour que ça ne soit pas trop voyant notre faim des autres. Mais on mendie tous !
J’ai plutôt l’impression d’en être gavée.
Ben dis donc ! Toi, t’as un petit appétit !
- Oui. Un rien me suffit.
(...)
Le Ministère de l’intérieur nous a conviés à un de ces raouts qu’il n’est pas de bon ton de bouder. J’en écumais quelques-uns, ces derniers temps, revenant toujours bredouille de ma chasse secrète. J’avais croisé son mari, mais il était seul, du moins elle ne l’accompagnait pas. Le type avait l’air jovial, un faciès avenant, légèrement condescendant, un rien dédaigneux. C’est en tout cas ce qu’il m’inspirait, je ne tentais rien pour lui parler, je n’aurais pas su quoi lui dire.
Ce soir-là, donc, Monsieur le Ministre nous a délivré son petit auto-satisfecit, il a généreusement décerné à l’honorable assemblée une part du mérite et nous a priés de déguster ce que la prodigalité publique mettait à disposition de nos gosiers, sous ses bons auspices, s’entend. Il s’est dégagé de l’aire des micros et a heurté un de ses affidés qui a retenu son supérieur par le bras, le prévenant ainsi de s’écraser au milieu des gerbes disposées dans d’énormes jarres en pieds. Tout le monde a réprimé avec componction l’hilarité naissante. Une femme, seule, a laissé fuser une sorte de roucoulade tendre. Seulement, dans le silence respectueux, cette amorce a été dévastatrice. Une franche rigolade s’est mise en route et le ministre s’est jeté sur le micro pour y aller de son bon mot, ne pas perdre la face. « Nous sommes tous soumis à la loi de la gravité, comme vous le savez bien ». Sur la dernière syllabe, on a compris qu’il était temps de changer de sujet. Moi j’étais sous hypnose. En même temps que son rire, Jeanne avait surgi sous mes yeux. Elle portait une robe de soie bleue, dont l’échancrure soulignait ce point fragile qui bat à la jointure des clavicules, à la naissance des seins, ses épaules étaient à peine dégagées, je ne voyais que cela, le reste m’était volé par tous ceux qui se dandinaient entre elle et moi. Elle a cessé de rire au moment même où la salle s’est mise à braire. J’ai vu son regard passer à l’effroi, sa main se saisir de sa bouche, non pour se bâillonner mais prise dans un mouvement d’ébahissement. Son gaillard de mari n’a pas traîné. D’abord doucereuses, ses manières se sont durcies. Elle écartait les mains comme un magicien qui veut convaincre de l’absence d’artifice de son tour. Elle a fini par prendre un air buté, absolument fermé à la volubilité de son prêcheur. Elle l’a interrompu en posant, sa main bien à plat sur son pectoral gauche. J’aurais donné ma vie pour entendre les quelques mots qu’il a reçus comme une gifle. Elle a tourné les talons. Je ne pouvais pas lui courir après. J’ai manœuvré pour sortir discrètement à sa suite. Mais la prudence se paie. Elle avait disparu.
Extrait La voisine ZL. (Inédit) 2001
Illustrations Portraits de femmes Guidi ANTONIETTI di CINARCA