Quelle relation entre Le Greco et le film Andalucia du jeune réalisateur franco sénégalais
Alain Gomis. ?
Pour le savoir, il faut voir ce film réalisé en 2007, qui n'a eu qu'une sortie confidentielle, mais a bénéficié d'une bonne presse. Il propose de suivre le vagabondage d'un jeune de "seconde génération", interprété par Samir Guesmi , excellentissime, il a d'ailleurs obtenu le Bayard d'or du meilleur comédien au Festival international du film francophone de Namur - 2007 . Son vagabondage est initiatique comme le sont pour chacun de nous ces années de l'entrée dans l'âge adulte où nous sommes assignés à adopter une posture, de préférence celle qui correspond à celle qu'on nous a designée comme la plus ajustée aux attentes générales de nos proches et où nous explorons des pistes, plus ou moins nombreuses et risquées selon nos tempéraments. Yacine, le personnage de cette aventure ordinaire a juste une difficulté supplémentaire à échapper à son déterminisme social , c'est qu'il n'est pas des plus confortables. Difficile de faire des choix quand les dés sont relativement pipés au départ. Yacine fuit toute forme d'engagement trop long et vivote ainsi de petits boulots, rêvant abondamment le reste du temps, dans sa caravane, toléré au sein d'un campement en lisière de la banlieue. Il refuse aussi bien le boulot pépère d'éducateur que la tentation de la marginalité, tiraillé entre des pôles dont l'attraction est aussi puissante que la répulsion. Il flirte avec la vie sans domicile de la rue. Alors qu'il a accepté un emploi très précaire et à temps très partiel de distributeur de soupe populaire, il retrouve Djibril, un de ses amis d'enfance. A sa suite, il commence une carrière de figurant où ses amis noirs et lui héritent des rôles classiques de larbins. Une occasion pour Alain Gomis de scènes savoureuses d'auto dérision, tout en soulignant la grosse fatigue éprouvée par ceux qui sont incarcérés dans ces images méprisantes.
Le plaisir du film et le talent du cinéaste, c'est le point de vue que que nous avons ainsi la possibilité d'occuper tant le film est économe de mots mais gorgé d'images subjectives, celles que Yacine forme et déforme au cours de sa pérégrination. Gomis nous offre des gros plans sur les matières: tissus, écorce, bric à brac d'objets, et même sur le bitume étalé par les ouvriers africains à la spatule, le nez sur le matériau qui coule brulant de la machine. Il y a une telle intensité du regard, celui de Yacine et celui de Gomis qu'on a presque l'impression de percevoir les odeurs.
Il fantasme sur une femme qui fait métier de s'exposer nue, dans un atelier d'art. Cette relation tourne court, relation impossible parce que cette femme est mariée et a un enfant.
Ce qui touche dans ce film c'est la pudeur. Il n'y a rien de victimaire dans le propos, juste une façon de proposer un kaléidoscope de situations qui nous donnent à vivre de l'intérieur, sans paraphrase, les déchirements d'un individu né entre deux cultures, rappelé en permanence aux clichés qui lui collent aux basques. Dans une très belle scène toute en retenue, Yacine découvre son père, qu'il méprise de s'être converti au catholicisme, par opportunisme, pour échapper au sort des musulmans en terre chrétienne, son père carossier caressant amoureusement l'aile de voiture qu'il vient d'enduire et de polir. "Est-ce que tu aimes ton métier" demande-t-il. "Bien-sûr, c'est ce que je sais bien faire". L'acteur, sans un mot, par le jeu d'ombres puis de lumières qui traversent sa physionomie nous donne à vivre la douceur d'une réconciliation.
Andalucia, le film, se conclut ou s'ouvre par une déambulation de Yacine au coeur d'une foule en proie à la folie mystique de la Semana Santa, à Tolède, un des joyaux de la culture du syncrétisme harmonieux entre les trois religions du livre. Au musée, Yacine découvre Le Gréco et c'est un des moments les plus inouïs de ce film dont le propos subtil est soutenu par une articulation entre l'image et la musique où celle-ci a une fonction également initiatrice. Les dernières images, le champ de blé sur les collines qui dominent la ville foulé par Yacine, soudain pris dans une lévitation laissent la fin sans fin. Le champ de blé m'a évoqué "Rêves" de Kurosawa, le personnage qui court dans le tableau de Van Gogh.
Le film était présenté dans le cadre de l'Adulciné, le ciné club local. Alain Gomis était présent et nous avons pu échanger à la suite de la projection. C'est un jeune homme beau, qui parle sur un ton d'une grande douceur, de son souhait de montrer la condition de jeune de banlieue en recherche de sa propre personnalité en dehors de cette identité imposée par une histoire, une situation socio économique, les stratégies familiales pour échapper au pire. J'ai pu lui parler un peu ensuite. De cette conversation, je ne retiendrai ici que le harcèlement silencieux que représente le fait d'être, hors les limites de la cité, celui qu'on regarde forcément, qu'on soupçonne d'emblée, dont on a peur à priori.
Peur d'Alain Gomis ? Retenez plutôt son nom, courez voir ses films si par bonheur on les propose près de chez vous et attendez-vous à ce qu'il devienne un grand du septième art. Alors l'ostracisme ordinaire aura cessé de le présenter comme un cinéaste africain pour se l'approprier comme gloire nationale. Les Noirs, c'est connu, deviennent blancs dès qu'ils sont riches et célèbres. Ce jeune homme ne semble pas très inquiet de sa future gloire et s'en soucie peu. Il souhaite simplement pouvoir continuer à faire des films. Le cinéma français, voire international aurait bien besoin d'être revitalisé. La qualité et la force des émotions, seule l'authenticité du regard en est la seule garantie. Humain, très humain.
Affiche © a69.g.akamai.net Illustration Le Greco Wikipédia
Photo Alain Gomis http://www.afrik.com/article3565.html%20alain%20gaumis