dimanche 1 janvier 2017

Qu'est-ce-qu'une année sinon le volume infini d'une pincée de secondes?



 L'année a commencé sous le brouillard. Depuis quatre jours, il ne cède pas d'un pouce. Ci-dessous la version light. La réalité c'est le gris absolu.
Que cette année nous soit clémente et que les vastes problèmes du monde ne nous privent pas des petits bonheurs quotidiens.


 Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.
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Rainer Maria Rilke (1875-1926) – Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (1910)

Le titre est extrait de "Journal amoureux" de Dominique Rolin

6 commentaires:

patrick.verroust a dit…

Qu'est ce la poésie sinon une poignée de secondes magiques qui émerveillent l'instant et puis s'envolent. Elle est insaisissable, n'a pas de maison. Elle est, souvent confondue avec des agencements parfois très beaux par leurs agencements mais elle reste, dans le fond incommunicable malgré les talents les plus extrêmes. Elle surgit, inattendue, dans les yeux d'un pécheur terre-neuvas face à la mer, d'un maçon bâtissant un mur de pierres sèches,d'un condamné à son dernier instant, d'un amoureux ou d'une amoureuse abandonné, contemplant des feuilles mortes emportées par les vents d'autan qui exacerbent les sens...Non, la poésie n'appartient à personne, ne se laisse enfermée dans aucune méthodologie, la poésie se pose comme un oiseau sur la branche, éphémère, volatile. Heureux celui qui se laisse habiter par ce moment d'infime éternité...

Dominique Hasselmann a dit…

Merci pour ces vœux qui, je l'espère, ne resteront pas pieux !
Rainer Maria Rilke m'a fait penser au nom de la boîte de nuit d'Istanbul, le soir du nouvel An.
La poésie a du mal à survivre.

Belle année à toi avec dissipation du brouillard !
Dominique

Tania a dit…

Ravie de vous voir emprunter à Dominique Rolin, Zoë !
Le texte de Rilke est magnifique, merci, et vous allez me faire relire ces Cahiers, lus trop jeune, je sens qu'ils me parleront mieux aujourd'hui.
J'espère que la lumière vous revient. Il gèle ici, de jour comme de nuit, l'air est vif sous un ciel voilé.

Zoë Lucider a dit…

@Patrick poésie incommunicable et pourtant qui va droit au coeur.
@Dominique, le brouillard est dissipé, grand soleil même s'il fait froid. La poésie en vers a du mal, mais elle est partout quand on sait la percevoir.
@Tania, relire ce qu'on a lu très jeune, je viens de faire ça avec Tom Sawyer et Huckleberry Finn. Un régal. Il a fait très beau aujourd'hui après une semaine de brouillard tenace. C'est l'hiver, quelques jours à (dé)passer.

Cactus , ciné-chineur a dit…

tu deviens quoi ?

Zoë Lucider a dit…

@Cactus et toi que deviens-tu ?