vendredi 19 avril 2013

Vies minuscules


"je ne savais pas que l'écriture était un continent plus ténébreux, plus aguicheur et décevant que l'Afrique, l'écrivain une espèce plus avide de se perdre que l'explorateur; et, quoiqu'il explorât la mémoire et les bibliothèques mémorieuses en lieu de dunes et forêts, qu'en revenir cousu de mots comme d'autres le sont d'or ou y mourir plus pauvre que devant -en mourir- était l'alternative offerte aussi au scribe" Pierre Michon Vies minuscules Gallimard 2008, p 16.

Je suis revenue sur ce livre de Michon, parce que je pensais à mes propres écrits (jamais publiés pour cause d'absence de prospection auprès d'éditeurs), que j'écoutais hier soir Lydie Salvayre, invitée de Kathleen Evin dans l'Humeur Vagabonde pour "7 femmes : Emily Brontë, Marina Tsvetaeva, Virginia Woolf, Colette, Sylvia Plath, Ingeborg Bachmann, Djuna Barnes" paru le 4 avril 2013 aux éditions Perrin 
 et que je lis Emmanuelle Urien, après avoir absorbé d'une traite l'eau des rêves de Manu Causse.

Et donc, quel rapport entre Michon, Salvayre (et ses "Sept folles. Pour qui vivre ne suffit pas", des "allumées", des "insensées"), Emmanuelle et Manu ? (et mes manuscrits croupissant). Les mots cousus d'or ou le cercueil. 
Les écrivaines que Lydie Salvayre a choisies  (exception faite de Colette) n'ont pas eu la vie facile et sont mortes suicidées,  dépressives et /ou dans la misère. Double malédiction femme et écrivain. 
Michon lui-même a longtemps vécu très chichement en buvant beaucoup. Son écriture et son univers n'étaient pas "bankables".

Quid de nos deux Manu et Manue. Et bien, l'eau des rêves est une plongée dans l'univers d'un mec qui ne parvient pas à vivre sans être obsédé de lui-même et de la mort que son grand-père s'est donnée avant sa propre naissance. Il se vit comme l'héritier de ce René, d'un destin contraint, glauque, empêché. Le secret de famille bien / mal gardé, Emmanuel le fait exploser le jour de l'enterrement de la grand-mère, la femme de ce grand-père qui s'était tranché les veines, assis dans son champ, sous l’œil impassible de son cheval. Cette mort hante la vie du petit fils et la tentation du suicide le prend d'assaut alors que le dégoût de soi le submerge. Cette partition sur le combat que chacun mène à sa manière pour s'inventer en dépit des déterminismes familiaux et sociaux (aller aux putes fait partie de la vie ordinaire des ouvriers que le personnage fréquente depuis qu'il a décidé d'abandonner son métier de graphiste pour s'abrutir de fatigue, seule façon d'échapper au manège de son obsession, aller aux putes, il n'y parvient pas). Ecriture scandée, où l'ordure qui fait partie de nos vies minuscules n' est pas fardée mais exposée  avec quantité de termes délibérément crus, en contraste avec des envolées poétiques, délicates. Ces aller-retour sont ceux de nos états absurdes entre exaltation et désir d'harmonie et totale désespérance de nous savoir si proches de la déliquescence, si près de la mort.

Emmanuelle Urien m'a fait cadeau de son livre mardi. Son éditeur n'avait pas prévu le nombre nécessaire au Salon du livre et du vin de Balma. Elle m'en a donc convoyé un exemplaire au Bistrologue où s'enregistrait la 100e de Pas Plus Haut Que Le Bord. (Je les aime bien tous ces zozos, avec un faible pour Dahu, Desproges, sors de ce corps!). J'ai donc entamé L'art difficile de rester assise sur une balançoire et ne saurait en faire une appréciation sauf à dire qu'une fois de plus il s'agit là d'une banale affaire de couple brisé. Mais d'emblée, le ton tient à distance le pathos, la doulhaine s'exprime dans la rage et j'attends la suite pour vérifier l'efficacité du procédé : pour oublier un homme qui vous a trahie, faites comme s'il était mort. le deuil est plus confortable que la trahison, jusqu'à ce qu'il meurt vraiment .

Seulement ce qui compte dans la littérature, ce n'est pas tant l'histoire (quoi de plus ordinaire que la vie d'Emma Bovary, c'est d'ailleurs bien ce dont elle souffre), mais la musique des mots, les collages,  les  trouvailles, et le courage de celui qui va fouiller dans les misérables et grandioses secrets de nos vies minuscules, pour retourner sous nos yeux ce que sa bêche aura exhumé de ces tréfonds.

Paradoxalement, c'est sans doute ce qui m'a si mal encouragée à rendre publique ma prose. Défaut ou excès d'égo ? Aquoibonisme aussi. Tant et tant de livres ! Ma contribution liliputienne est-elle bien nécessaire? Mais encore, étais-je destinée à cet avenir improbable, à ces affres (l'ai-je bien descendu?), à ces séances de signature où on est aligné (par ordre alphabétique à Balma !!!) contraint d'écouter s'épancher des quidams dont on aura oublié le nom après l'avoir soigneusement orthographié sur la première page de notre précieux opuscule.  Apparaître puis disparaître. Croire à tout prix à l’extrême importance de ce qu'on a extrait dans l'effort (et dans le plaisir, fort heureusement) et tenter d'en convaincre des journalistes plus ou moins complices (ils vous ont invité-e) mais parfois pernicieux ou un rien stupide (Emmanuelle en recense quelques illustrations, voir le lien ), afin qu'ils relaient le texte vers le lecteur (acheteur) potentiel
J'ai choisi un terrain d'exercice guère moins miné qui m'a conduit à écrire beaucoup (argumentaires / projets / articles / conférences) mais où je pouvais jouer collectif et ne pas être sans cesse rabattue sur ma propre  vie minuscule. Ce choix ne m'a pas guérie du désir d'écrire, il en a dérivé la pulsion. Était-ce une bonne option?
Il y a tant de façons d'exercer. 

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Afin de conclure sans répondre à cette question, vous conseiller un film Bianca Nieves, Le conte revisité par Pablo Berger. Pas de discours, les pancartes du muet, art de la lumière, du montage, beauté des femmes, affrontement du bien et du mal avec une belle-mère perverse à souhait et des nains burlesques et touchants, un hymne à la tauromachie (dont je déteste le principe ) où le taureau joue un rôle particulier: il est celui qui accomplit l’œuvre de justice, puissance de la musique. Un chef-d’œuvre. Une jeune fille analphabète accède à un destin extraordinaire et nous sommes tous cette belle endormie qui attend le baiser de la délivrance.

15 commentaires:

patrick.verroust a dit…

J'ai laissé s'envoler l'occasion de publier quelques écrits pas très propres, plein de taches et de fautes d'orthographe, j'ai envoyé paître des éditeurs prestigieux, ils ne sont ,jamais,revenus les vaches!Je n'ai fait ,depuis, aucun effort pour fabriquer ce qui pourrait ressembler à un livre plutôt qu'à un fouillis de feuilles jaunies condamnées, les pauvrettes, à n'être qu'un humus inutile...
Défaut ou excès d'ego, je ne sais pas, je regrette un peu de ne pas avoir atteint cette destinée à laquelle mes professeurs me destinaient au grand dam de mes ascendants, plus recto que verso.
Mais l'anonymat me convient pas mal, je le cultive avec l'ostentation de celui qui croit avoir une botte secrète, j'ai surtout le plaisir de constater que quelques histoires se baladent de mémoires en mémoires et que ,parfois ,on rend à Caesar, ce qui m'appartient. Je suis, surtout, agacé par l'aura fallacieuse qui entoure les édités dont la valeur est arasée à une douzaine d'euros quelque soit leur talent intemporel ou très conjoncturel. Ils tiennent le crachoir des lieux de conférence comme s'ils avaient reçus , les pauvres, un oint culturel comme les énarques ont reçus un oint républicain...Enfin, il vaut mieux subir un écrivain, tâtonnant, qu'un universitaire assis sur ses gloses. Je me demande, souvent, s'il n'a pas choisi, de disséquer un auteur parce qu'il ne le comprend,absolument, pas...
Blancanieves offre un pur moment de bonheur,je confirme, je m'en voudrais d'en écorner le plaisir à vos lecteurs

la bacchante a dit…

Ta prose rendue publique? Tu ne dis pas tout: quel en est le titre?

Zoë Lucider a dit…

@PV, pour vivre heureux, vivons cachés, un proverbe aux antipodes de la tendance actuelle.
@la bacchante, ma prose dans mes tiroirs.

lLavande a dit…

Voir dans la feuille charbinoise:
http://www.lafeuillecharbinoise.com
les "aventures" d'un écrivain débutant auto édité, fort intéressant.
Sinon, coïncidence, on vient d'avoir au Mélies de Grenoble un festival du film espagnol et latino-américain,"Ojo loco", très riche, pendant lequel j'ai vu, entre autres: "la nostalgia de la luz" et "Blanca Nieves", excellents l'un et l'autre. Je vous conseille aussi "infancia clandestina" et "El premio": des histoires d'enfants confrontés à la nécessité absolue de se cacher et de mentir sous la dictature. Très bons films aussi.

Laure K. a dit…

Zoé, ah, tu vois je te suis de prêt après l'émission que l'on a m'a mis en lien, je la retrouve en écho ici...

Pour qui ecrit-on ?

Serait-ce l'unique question finalement qui déterminerait l'écriture de nos vies minuscules ?


"Blanca nieves", décidemment ! depuis le temps que j'en entends causer, j'y cours...

Zoë Lucider a dit…

@Lavande! Quel plaisir de vous retrouver! Votre fille toujours à Londres? La mienne à Minsk!
@Laure K, oui nous partageons quelques admirations. Le film, à ne pas manquer.

Tania a dit…

Que de bonnes choses dans ce billet, Zoë. J'aime beaucoup vos lignes sur "ce qui compte dans la littérature".
Tant de manières d'écrire, de lire, et d'écrire sur ce qu'on lit. Et de vivre en étant soi-même au milieu des autres.

Vinosse a dit…

P'tin, ça fait un bail que j'chuis pas venu ici faire un commentaire intello... J'vais attendre encore un peu...

Zoë Lucider a dit…

@Tania,vous etes une adepte!
@Vinosse, ah tiens, c'est vrai. Te voilà reparti ?

Dominique Hasselmann a dit…

@ Zoë Lucider : Michon, Salvayre, un panthéon portatif !

Et ce film, Bianca Nieves, un chef-d'oeuvre carré et qui parle profondément.

Quant au désir d'écrire ou de publier, sont-ils liés ?

Le principal serait, de manière inconnue, d'être lu par quelques personnes, quel que soit le support.

Frederique a dit…

Dans ces "Vies minuscules" j'ai une pensée pour Janet Frame cf http://fr.wikipedia.org/wiki/Janet_Frame (cf les éditions Joëlle Losfeld et le film de Jane Campion "Un ange à ma table")

Dominique Autrou a dit…

Suis allé une fois à un salon du livre et du vin, c'était drôlement bien (je fais court, là).

Zoë Lucider a dit…

@DH, en effet et l'édition classique n'est plus la seule voie, même si elle reste la plus "prestigieuse".
@Frederique, merci, je découvre cette vie étonnante (une fois encore, une femme empêchée)et je vais essayer de me procurer le film de Jane Campion dont j'ai aimé "Le piano", encore une histoire de femme malmenée).
@DA, court, voire elliptique :-)

Laure K. a dit…

"Un ange à ma table" de Jane Campion est un de mes films de chevet. Peut-être même bien qu'il est le premier.

Trois tableaux de vie en un film pour peindre la vie de l'écivain Janet Frame.

Quelle justesse, délicatesse ce film. Une peinture cinématographique qui a du "grain" des tonalités de la langue anglaise de Nouvelle Zélande.

Pour sûr qu'il est à voir !

Zoë Lucider a dit…

@Laure K recommandation redoublée. Je vais essayer de trouver ce film!