mercredi 19 septembre 2012

Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?



Je reviens de Marseille où j'ai pu constater que dans les quartiers nord on ne circule pas au milieu des Kalashnikovs. S'y développent des initiatives pour mieux vivre dans un environnement honteusement conçu dans la laideur et le mépris pour les populations qui devaient s'y loger. Aux Aygalades, l'autoroute (construite sur la rivière Caravelle !!!) a éradiqué le château et de multiples bastides et déploie son boucan assourdissant à quelques cent mètres d'un petit jardin collectif gagné sur le désert végétal environnant.


Les habitants du quartier organisent des journées du patrimoine et même un système de chambre d'hôtes (Hôtel du Nord). Les jardins partagés sont des lieux de paix sociale (dixit l'un des responsables, 48 ans, qui habite le quartier depuis l'âge de 4 ans et se souvient de la forêt qui se trouvait en lisière du quartier où il allait jouer avec ses copains.

Celui-ci, le Jardin des Aures se trouve sur une autre partie des quartiers Nord, il accueille des écoles, des centres sociaux, des enfants handicapés, des personnes en insertion et les familles du quartier pour jardiner ensemble.

Je vous fais grâce d'un reportage sur Marseille qui se prépare pour 2013, année de la culture en un immense chantier notamment autour du vieux port.



Dans le train du retour, je faisais face à une jeune mère dont le bébé de quatorze mois gigotait tant et plus. Comme souvent, la mère était énervée, pas seulement par l'agitation de sa petite mais surtout du dérangement supposé auprès des passagers, de sorte qu'elle la cramponnait, contraignait, houspillait obtenant l'effet contraire à ses injonctions, à savoir cris et protestations et tentatives réitérées d'escapade. Son malaise me troublait bien plus que le manège de la petite fille. A un moment, elle a commandé un café au serveur ambulant et comme elle tentait de le boire tout en maintenant sa petiote contre elle, je lui ai proposé de prendre la petite fille avec moi pendant qu'elle boirait son café sans risquer de l'ébouillanter. Elle a accepté avec réserve. J'en ai profité pour intéresser la petite môme avec deux bricoles, le temps que la mère se détende et perde son angoisse de "déranger". De retour sur les genoux maternels, elle a fini par s'endormir et nous avons pu reprendre notre lecture.



"Pourquoi être heureux quand on peut être normal". C'est la fin de non recevoir de sa mère adoptive quand Jeanette Winterson essaie de défendre son amour lesbien pour une amie (elle a seize ans). Pour cette mère adoptive pentecôtiste confite en religion, la révélation de l'homosexualité de sa fille est insupportable, le démon s'est emparée de cette enfant de toute façon pas conforme du tout au modèle qu'elle a a tenté de façonner. Trop libre, trop rebelle. Le récit de cette enfance est proprement hallucinant : des nuits entières "enfermée dehors", les murs du foyer constellés d'exhortations tirées de la bible, un père taiseux et soumis à sa femme au corps énorme et souffrant, qui ne partage jamais son lit.
Jeanette est malgré tout habitée d'un formidable appétit de vie et se cherche dans les mots et les livres. La mère n'hésitera pas à lui infliger un exorcisme pour la débarrasser (en vain) du démon de l'homosexualité et brulera tous les livres que Jeanette empile sous son matelas.
Une mère névrosée d'une telle envergure aurait pu complétement détruire en elle toute pulsion vitale. C'est juste le contraire qui advient, même si l'écrivain devra traverser plusieurs épisodes dépressifs, car se protéger de l'émotion pour ne pas souffrir c'est aussi se priver du bonheur de recevoir, d'être aimée.
Le livre est une ode à la littérature, Jeanette puise dans la poésie et la prose la force qui lui permet de faire face à la folie maternelle, à l’opprobre qui afflige les homosexuels dans les années tatchériennes (qui sera quelques temps un modèle avant qu'elle ne comprenne le désastre social induit par l'ultralibéralisme), à la morgue de ses condisciples d'Oxford ("vous êtes notre expérience ouvrière").
Elle se découvre féministe avant même que les textes ne lui soient parvenus. Il lui suffit de regarder autour d'elle : les femmes étaient toutes dans la dépendance réelle ou feinte de leur mari.
"Le seul et unique cours d'éducation sexuelle auquel nous ayons eu droit à l'échelle à l'école ne concernait pas du tout le sexe, mais l'économie sexuelle. Nous devions payer notre part parce que la modernité l'exigeait, mais nous devions donner l'argent au garçon pour qu'il puisee être vu en train de payer. Il n'était question là que de tickets de bus ou de places de cinéma, mais plus tard, lorsque nous aurions un budget domestique à gérer, il nous faudrait nous assurer qu'il sache que tout etait à lui. L'enseignante a appelé ça la fierté masculine, je crois. Je me suis dit que c'était la chose la plus idiote que j'aie jamais entendue; la théorie de la terre plate appliquée aux relations sociales."
En dépit des souffrances d'une enfant qui ne sait quelle est sa véritable identité, de la fréquentation d'une mère abusive et totalement givrée, au final, cette vie lui a permis de devenir ce qu'elle est : un écrivain connu, autonome, qui a pu grâce à la fréquentation des livres s'inventer et se réinventer et mener sa quête du bonheur.
Je souhaite à la petite fille du train de parvenir à échapper aux mains maternelles pour se livrer sans vergogne à l'enivrante exploration du monde.LienLien

26 commentaires:

Laure K. a dit…

Merci pour le raccourci du livre, je l'ai offert à quelqu'un avant de le lire moi-même, comme ça m'arrive souvent.
Amélie Nothomb avait trouvé ça marrant et avait nommé ça sur une dédicace "la lecture par procuration".
Comme la vie par procuration, je sais bien faire. :-)

JEA a dit…

le jardin des au(t)res...

Depluloin a dit…


C'est un lieu commun de le dire, Marseille possède un passé qui la rend plus apte à vivre dans la diversité. C'est étrange et désolant mais en France, on ne sait pas créer de villes nouvelles dignes de ce nom.

J'ai cru que le titre de ce billet était de vous et m'apprêtais à applaudir.

Mais enfin, les homosexuels ne sont pas des gens normaux !! Non ? (Mouaaaaaaaahhhhh!!!)

Cactus , ciné-chineur a dit…

moi qui ne fus pas para , je dis normal tendance norme mâle ! haaa Marseille , douce ville !!!

madame de Keravel a dit…

est-ce qu'être normal rend heureux ?
est-ce que quand on est anormal (hors des normes, comme les homosexuels à certaines époques ou dans certains pays) on peut être heureux ?
est-il normal de vouloir être heureux ?
la question peut être posée sous plusieurs angles

Cactus , ciné-chineur a dit…

et être normes mâles , Madame de ? sous plusieurs angles droits certes ?

patrick.verroust a dit…

Est ce normal? mais j'aime bien ce billet, en forme de témoignage offert amicalement, son point de vue affirmé avec ironie et réflexion par une plume alerte et discursive qui se déploie avec bonheur pour conclure sur un vœu vibrant de vitalité
Les phocéens savent depuis l'antiquité se jouer des mythes railleurs...Il me fallait,fidéle à moi même, conclure par de l'humour à deux balles...Elle n'est pas belle la vie!!!

la bacchante a dit…

Cultiver des lieux où être heureux. Très beau billet de la gamine au roman et retour.

Zoë Lucider a dit…

@Laure K, l'as-tu lu au final?
@JEA, oui, une lieu d'altérité.
@Depluloin, j'en déduis que vous applaudissez au titre, quant à être normal, est-ce si excitant ?
@Cactus, ah tiens, un norme mâle :-)
@Mâme K, dis donc tu t'en poses des questions, c'est normal ?
@Cactus, tes angles sont toujours un peu un biais
@PV, restez fidèle à vous même.
@la bacchante, ah merci d'avoir apprécié le fil rouge.

Laure K. a dit…

bé non, mais à lire ta "critique littéraire", ce serait une bonne chose.

patrick.verroust a dit…

Si vous retournez à Marseille, je suis sur que vous découvririez avec plaisir l'esprit "cabanon", laissez aller vos pas du côté du comptoir de la Victorine . Ce ne seront pas des pas perdus l'occasion vous est donnée de rencontrer le plasticien Guy Andre Lagesse, le philosophe jean Paul Curnier et les autres. Peut être que vous pourriez vous balader dans un village itinérant Mari-Mira, ou "dans une maison de l'ordinaire et de la fantaisie"..puis vous pourriez aller déjeuner dans les restaurant de la Friche La Belle de Mai....

Tania a dit…

Quel beau billet, Zoë. A chaque âge de la vie, trouver la porte du jardin où l'on peut devenir soi-même. Et les mots pour le dire.

Zoë Lucider a dit…

@Laure K, je te le conseille, la quête de soi, l'humour, ça devrait te convenir.
@PV, je dois y revenir en novembre.Merci des suggestions J'ai diné au Panier en terrasse face à la Bonne Mère.
@Tania, Merci. Je n'ai pas eu beaucoup de temps pour les blogs amis. J'y reviens dans quelques jours.

patrick.verroust a dit…

Vous pourrez vous régaler à la friche la Belle de Mai au restaurant "Les Grandes Tables" , voir un spectacle sur la Friche, tant que vous y êtes, aller vous sustenter au marché bio du restaurant , participer à quelques aventures artistiques et citoyennes....Bref, vous ne manquerez pas de sujets à venir narrer sous l'arbre!

JEA a dit…

pourquoi être peureux
sérieux
véreux
précieux
demi-dieu
quand on peut être normal ?

Anonyme a dit…

Vos pas auront-ils croisé ceux de l'association Safi, un collectif d'artistes dont un projet, porte sur le cueillette des plantes sauvages dans ces quartiers et leur incursion dans la cuisine par les habitants des lieux ?

ArD

Zoë Lucider a dit…

@PV, merci à l'agence Verroust pour le programme.
@JEA, pourquoi être normal quand on peut être talentueux.
@ArD ravie de vous revoir sous l'arbre. Non je n'ai pas croisé ceux-ci mais voilà bien une bonne idée. J'avais lu, il y a bien longtemps un bouquin sur les ressources alimentaires dans les friches de banlieue, une sorte de manuel de survie.

Bonheur du Jour a dit…

Comme beaucoup, j'ai lu ce dernier livre de Jeanette Winterson. Je suis d'accord avec vous pour dire qu'il est une ode à la littérature.
Quant à Marseille, c'est une belle ville et tout ceux qui en parlent devraient aussi aller y faire un tour.

Zoë Lucider a dit…

@Bonheur du jour, votre passage en est un. Bienvenue sous l'arbre

Sophie K. a dit…

Je ne connaissais pas cet écrivain, donc merci pour ce joli pitch qui donne vraiment envie de lire le livre.
(Pour la normalité, je ne peux rien dire, je ne connais pas une seule personne normale.)

Dominique Hasselmann a dit…

Marseille est le lieu idéal pour faire fantasmer les journalistes.

Heureusement, cette ville n'est pas le futur champ de manoeuvre de l'armée française (comme a osé le penser et le dire une sénatrice PS).

Merci pour ce beau billet plein d'entrain.

Zoë Lucider a dit…

@Sofka, j'en connais qui essaient à tout prix, résultat ils sont insupportables :-)
@DH, en effet, Marseille est une ville plutôt tranquille comparée à Paris. On n'y court pas dans tous les sens et le ciel est si bleu!

patrick.verroust a dit…

Grand,Bo ,riche, costaud
Il n'y a rien de plus normal
Que de vouloir vivre cette vie....
Lors qu'il n'y a pas d'amour heureux

Faut dire aussi qu'on est trop peureux
Pour vivre au net en philosophie
Préférons dépenser sans soucis,
des petites fleurs, embrasser
Entasser de gros biffetons
Modeler les biscotos


Qu'avons nous fait de nos vingt ans ?
Ami(e),t'entends plus pleurer Jaurès
Heureux de ne pas avoir eu vingt ans dans les Aurès
Dans des combats
Bêtes fauves
D'puis lors,se sauve
Qui peut
Général !


Tavernier, une bière
S'il te plaît
pour un copain
qu'est militaire !
Là bas, en Afga tout fout le camp
Il en voit de toutes les couleurs
Sa mère est en grande douleur

Plutôt que deux ou trois barrettes
Récoltées au champ d'horreur
Vaudrait mieux quelques douces heures
Avec une jolie beurette
Voire deux, voir trois …..

Salue, sœurette,
Le vol des mouettes !





Sergeant Pepper a dit…

Je rêve du jour où l'on mettra enfin à bas tous ces foutus clapiers.

Zoë Lucider a dit…

@PV, plutôt la douceur du ciel que la dureté du béton.
@Sergeant Pepper, oui, on rêve de pains de dynamite en arpentant ces espaces

Michèle Pambrun-Paillard a dit…

Bonjour Zoë,

J'avais beaucoup apprécié le livre de Jeanette Winterson. Terrible cette question que pose la mère à sa fille...

Si vous avez l'occasion, lisez "Petite table, sois mise !" d'Anne Serre (Verdier 2012, 60 pages, 6.80 €)