Dans ce quartier, tous les faciès, les langues, les cuisines, que j’avais rencontrés ailleurs se retrouvaient là, dans un condensé de rescapés de l’antique Babel. C’était merveilleux de les regarder aller venir, acheter des légumes et des épices chez leurs congénères, échappés eux-mêmes de quelque pogrom. J’étais heureuse de payer mon addition chez le Chinois, le Vietnamien, le Marocain, le Tunisien. Tous les jours, j’allais explorer une nouvelle gargote. J’étais quelques fois la seule femme, mais je l’ai été si souvent et dans des lieux autrement tendancieux. Je m’alliais la protection du patron en le faisant parler de son pays que je connaissais un peu, je taisais de quelle manière. J’étais servie et respectée comme une reine. Mon délice, c’était de les regarder vivre et surtout rire. Ça m’a très vite démangé. Dans certains lieux dont je commençais à être une habituée, j’ai sorti mon appareil, j’ai pris des photos à l’impromptu, si possible discrètement, mais le flash me trahissait. Un jour un type a très mal pris l’affaire. Il s’est tourné vers moi et en associant la salle, il m’a demandé pour qui et pour quoi faire ces photos. Je travaillais pour les RG ou quoi ? J’ai dit que je prenais exclusivement des photos de gens joyeux et comme ils riaient, je ne savais pas pourquoi, mais comme ils riaient…
Il était estomaqué. Tout le monde s’est esclaffé et lui aussi, après un temps de retard. J’ai sorti mon appareil et après un petit sourire de connivence, j’ai déclenché. Le patron est venu me demander ce qu’il retournait de ces histoires de photos de rigolades. Je lui ai dit que ça me remontait le moral, que ça me faisait rire, moi, quand le révélateur faisait lentement affleurer des dents, l’écartèlement des lèvres, mais surtout cette lumière dans les yeux, le bonheur de partager les mêmes absurdités, un abandon. Quand il n’est pas de cette sorte, le rire ne rit pas, il grince. Il a hoché la tête, mais j’ai senti qu’il me trouvait un peu cinglée.
Extrait La voisine. ZL
Photo L'express Le bonheur est contagieux