C’est en plongeant les masses dans le chaos que les élites peuvent aspirer à la stabilité de leur position… (Léo Strauss).
Cette citation ne fait pas partie de celles mises en exergue par Geneviève Azam dans son dernier ouvrage
Osons rester humain. Les impasses de la toute puissance, mais elle correspond au fond de l'air du temps. Geneviève s'inscrit en résistance à la dominante délétère qui régit nos sociétés, le désir de toute puissance, impliquant évidemment des stratégies de mise en coupe réglée du monde et de la majorité des humains qui l'habitent
par une minorité
possédant le savoir et les moyens de l'exercer.
Geneviève Azam est porte-parole d'Attac, membre du Conseil scientifique et très investie dans la lutte contre
le réchauffement climatique ou encore contre
les traités en négociation actuellement (TAFTA et autres joyeusetés).
Son essai est une analyse fine des différentes stratégies que l'humanité (du moins celle qui gouverne) met en œuvre pour échapper à sa fragilité intrinsèque. Les hommes refusent la mort (même s'ils l'infligent par ailleurs sans vergogne) et non seulement ils cherchent à la contrecarrer (ce qui est dirons-nous de "bonne guerre") mais ils tentent par les procédés "cyborg" d'ajouts de fonctionnalités de remplacement (le cœur artificiel par exemple) et surtout de capacités supplémentaires aboutissant à "l'homme augmenté", de déjouer les mécanismes naturels, limites et finitude.
Le soubassement de ces stratégies est bien entendu l'illusion de la maitrise sur la nature qui a régi depuis l'avènement de l'ère industrielle le formidable développement machinique permettant de transférer sur des outils perfectionnés la charge de travail, physique dans un premier temps, et mental avec l'avènement de l'électronique tout en générant des surplus extraordinaires. Le transfert permet même désormais de se passer du travail humain comme le niveau de chômage le montre actuellement dans les pays développés. On peut produire plus en travaillant moins mais les gains de productivité ne se soldent pas par un allègement du travail mieux réparti mais par l'éjection des travailleurs du circuit de production.
Par ailleurs, la croissance à tout va trouve ses limites, la nature ne se laisse pas si aisément manipuler et les déprédations qu'elle subit ont un effet boomerang fâcheux sur la vie humaine. Pollutions de l'air, de l'eau, changement climatique,biodiversité en régression, maladies induites autant de résultats qui mettent à mal la foi dans le progrès. D'autant que l'avidité des "maîtres du monde" résulte en une montée exponentielle des inégalités et des troubles sociaux contingents.
Le désir d'échapper aux effets de notre appartenance à la nature conduit même à rechercher les solutions pour créer la vie en dehors des voies naturelles. L'individu cyborg, n'aurait plus à se préoccuper de procréation. Fécondation in vitro, voire clonage (le rève des egos boursouflés) et utérus artificiel feraient bien l'affaire. Les femmes "enfin libérées" de leur rôle de pondeuse pourrait "enfin" espérer à l'égalité parfaite avec les hommes.
Geneviève Azam cite quelques auteures que cette perspective séduit, voire enchante. Pour ma part, je me range à ses côtés quand elle refuse la vision du "corps prison" qui serait celui des femmes contraintes par leur rôle biologique ( souffrir pour accoucher,) quand on peut au contraire le considérer comme un privilège. Quiconque a accouché, par les voies naturelles, sait bien que la douleur n'est rien au regard de l'émotion d'accueillir un petit cosmonaute de l'infini. Encore faut-il aimer le monde dans lequel on lui fait prendre pied.
"Le pouvoir de vie a été occulté dans la tradition occidentale alors que nombre de recherches ethnologiques montrent qu'il est l'objet de l'envie des hommes, exprimée souvent dans des rites d'initiation, dirigés par des hommes, faisant renaître les jeunes gens après les avoir symboliquement tués. Pourquoi alors la persistance de l'assignation des femmes à un manque fondateur" (p146).
Évidemment, ces perspectives représentent des marchés juteux. Après avoir considéré la nature comme un objet inerte qu'on pouvait manipuler en toute impunité, l 'économie s'empare de la vitalité même pour la marchandiser . Brevetabilité du vivant par exemple : on décrète que telle espèce devient propriété privée dès lors qu'on a mis en évidence ses vertus et qu'on a décidé de les mettre en marché. On crée un marché des échanges carbone, on évalue et mesure les services rendues par la nature. Enfin et surtout la biogénétique offre des perspectives immenses dès lors qu'on cherche à "améliorer" donc sélectionner, redimensionner, les données génétiques.
Heureusement des résistances s'organisent. Au délit de toute puissance s'oppose la recherche d'alliances pour inventer des coalitions de chercheurs du "bien-vivre" En fait, la période actuelle place en état d'urgence l'humanité, elle tente de se donner un autre modèle de comportement à l'échelle planétaire
"Ce livre est traversé à la fois par l'accablement devant le déchirement du monde et le réconfort tiré des milliers d'utopies concrètes qui font face aux catastrophes en cours. Nous sommes dans un entre deux, entre un monde qui se défait et des mondes qui s'inventent".
Oser rester humain c'est accepter notre fragilité et refuser le délire de toute puissance qui en réalité aboutit à une forme de fascisme basé sur l'illusion d'un surhomme, produit de manipulations génétiques et d'adjonctions de mécanismes exogènes et son corolaire, l'exclusion de tous ceux qui ne correspondent pas à ce modèle.
Le livre de Geneviève Azam, clair, précis, documenté, est un magnifique plaidoyer pour la sauvegarde de notre fondamentale humanité.