mercredi 27 mai 2009

Une nouvelle rhétorique : le storytelling




J'apprends à l'instant que Julien Coupat, entendu ce jour par le juge, devrait être relâché. Faut-il attribuer le dessillement d'une justice jusque là plutôt aveugle (pour ne pas dire bouchée) à l'influence de la publication dans le monde du 25 mai d'un entretien où il met particulièrement bien en lumière l'invention de l'ennemi, utilisée par tous les stratèges de la répression fomentant leurs mauvais coups en inventant à l'usage de l'opinion publique la justification des "mesures exceptionnelles " appelées à le devenir de moins en moins et à être d'autant mieux acceptées que la figure de l'ennemi rencontre les peurs enfouies.
Avec cette fable des "anarcho-autonomes", on a dessiné le profil de la menace auquel la ministre de l'intérieur s'est docilement employée, d'arrestations ciblées en rafles médiatiques, à donner un peu de chair et quelques visages. Quand on ne parvient plus à contenir ce qui déborde, on peut encore lui assigner une case et l'y incarcérer. Or celle de "casseur" où se croisent désormais pêle-mêle les ouvriers de Clairoix, les gamins de cités, les étudiants bloqueurs et les manifestants des contre-sommets, certes toujours efficace dans la gestion courante de la pacification sociale, permet de criminaliser des actes, non des existences. Et il est bien dans l'intention du nouveau pouvoir de s'attaquer à l'ennemi, en tant que tel, sans attendre qu'il s'exprime. Telle est la vocation des nouvelles catégories de la répression.
En même temps que la libération de Coupat, nous apprenons que les anarco-autonomes n'existent pas. Ouf, on respire !
Or le lien que je vous propose sur le site du monde conduit à un texte amputé. Comme je ne peux en restituer l'entièreté, je vous livre ce qui suit que j'ai pu recueillir à partir de la totalité de l'interview, parue dans la version papier semble-t-il et transmise ce matin par un ami.

La servitude est l'intolérable qui peut être infiniment tolérée. Parce que c'est une affaire de sensibilité et que cette sensibilité-là est immédiatement politique (non en ce qu'elle se demande "pour qui vais-je voter ?", mais "mon existence est-elle compatible avec cela ?"), c'est pour le pouvoir une question d'anesthésie à quoi il répond par l'administration de doses sans cesse plus massives de divertissement, de peur et de bêtise. Et là où l'anesthésie n'opère plus, cet ordre qui a réuni contre lui toutes les raisons de se révolter tente de nous en dissuader par une petite terreur ajustée.

Nous ne sommes, mes camarades et moi, qu'une variable de cet ajustement-là. On nous suspecte comme tant d'autres, comme tant de "jeunes", comme tant de "bandes", de nous désolidariser d'un monde qui s'effondre. Sur ce seul point, on ne ment pas. Heureusement, le ramassis d'escrocs, d'imposteurs, d'industriels, de financiers et de filles, toute cette cour de Mazarin sous neuroleptiques, de Louis Napoléon en version Disney, de Fouché du dimanche qui pour l'heure tient le pays, manque du plus élémentaire sens dialectique. Chaque pas qu'ils font vers le contrôle de tout les rapproche de leur perte. Chaque nouvelle "victoire" dont ils se flattent répand un peu plus vastement le désir de les voir à leur tour vaincus. Chaque manœuvre par quoi ils se figurent conforter leur pouvoir achève de le rendre haïssable. En d'autres termes : la situation est excellente. Ce n'est pas le moment de perdre courage.

Ceci est la conclusion, avouez que ce serait dommage de s'en priver, ce n'est pas le moment de perdre courage, dit-il et j'en suis bien d'accord.

Tout cela participe d'un nouveau sport rhétorique le storytelling ou l'art de raconter des craques pour faire avaler les pires nuisances à la plèbe et la manipuler dans le sens du poil, faire passer des mesures impopulaires (l'exemple le plus célèbre étant l'existence d'armes de destruction massive en Irak pour justifier ce que l'on sait). J'écoutais donc aujourd'hui Christian Salmon (Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits - éd. La Découverte - 236p., 18€) illustrer son propos en citant la formule moultes fois réitérée de Notre très haut justifiant les troupes envoyées en Afganistan comme suit "c'est un pays où on coupe la main d'une femme parce qu'elle met du vernis à ongles", ce qui est de pure invention (même si le sort des femmes afghanes n'est certes guère enviable).

Dans le style de mensonges éhontés suscités et encouragés par les pouvoirs, la minoration ou la déformation des mobilisations populaires. Le silence qui parle publie un texte intitulé Des sorcières à Seattle: comment nous avons bloqué l'OMC /Anomyme du XXIème siècle. La "sorcière" qui s'y exprime décrit dans le détail les formes d'organisation qui ont permis de résister par la non violence à l'assaut des brigades armées, diligentées pour juguler l'extraordinaire mobilisation contre le processus inaugural de l'OMC. Evènement considérable qui scelle l'avènement de la société civile internationale. Le caractère non violent de cette première avait été très préparé (formations à la non violence). Lorsqu’ils avaient affaire au gaz lacrymogène, aux jets de poivre, aux balles de caoutchouc et aux chevaux, chaque groupe pouvait évaluer sa propre capacité à résister à la brutalité. En conséquence, les fronts du blocus ont tenu face à une incroyable violence policière.

Et pourtant les médias ont placé la violence dans le camp des manifestants.

Comment accorder le moindre crédit aux discours des beaux parleurs, lorsqu'on sait à quel point ils ne sont qu'une collection de chimères et de billevesées.


19 commentaires:

Vinosse a dit…

Cliquez sur mon nom vous aurez le lien avec l'article du Monde!
Sinon il est sur le site Strictement conf', dans un de mes commentaires!

JEA a dit…

Ayant gardé un souvenir ému des cèpes de Tarnac, je ne puis que vous en offrir sous le feuillage de votre arbre.

Cactus , ciné-chineur a dit…

dac avec JC , je vous rejoins , moi aussi , pour l'effeuillage de votre arbre où vous vivez heureuse ( puis-je inviter Magritte ? ) !
comme un jeudi !

La Feuille a dit…

Je ne peux être que d'accord avec de tels propos, zoë, moi qui clame ce que je pense depuis le lendemain du jour où "l'affaire" a éclaté. Une bonne référence de texte à lire aussi c'est le bouquin de Normand Baillargeon, prof québecois, intitulé "petit cours d'autodéfense intellectuelle". On en a parfois bien besoin ! Le problème c'est que ça marche, et puis, même s'ils n'ont rien fait ces gens là : il n'y a pas de fumée sans feu, puisque la police s'intéresse à eux, vous verrez madame Michu...

cecile portier a dit…

bravo, merci, c'est vrai qu'on étouffe sous ce double langage permanent. J'en signale un autre exemple dans un domaine pas si éloigné, formidablement démonté par Stiglitz (article de Rue 89)

http://eco.rue89.com/2009/05/25/joseph-stiglitz-et-cette-finance-qui-nous-pigeonne

Clopine T a dit…

En tout cas, l'affaire aura permis d'entendre la voix de Coupat, et comme cette voix est particulièrement claire, réfléchie, intelligente et convaincante, l'arroseur se retrouve finalement bien arrosé. Excellent ? Excellent !

Clopine

D. Hasselmann a dit…

Si vous n'avez pas enregistré l'interview de Coupat dès sa parution sur lemonde.fr - un texte de référence, déjà, à lier avec Vaneigem et d'autres, comme je l'ai montré récemment - je le tiens à votre disposition (cela s'appelle "recel", monsieur !).

Et puis, "L'Insurrection qui vient" (éditions La Fabrique, janvier 2008, 7 euros), ce qui n'a rien à voir, n'est toujours pas interdit : ceci est quand même, avouez, vraiment inquiétant !

BT a dit…

Julien vient d'être libéré. J'en suis heureux pour lui. Monsieur le président doit être satisfait. Il mise tout sur le mensonge, la manip, la peur. Bref, du Poutine pur porc habillé par Berlusconi, le vieux peloteur de mineures. On vit une époque formidable.

Cactus , ciné-chineur a dit…

de repenser à Raymond sur mon blog superficiel : toute ma jeunesse avec Lucien !
si ça se trouve c'est notre Zoë nationale qui l'a fait libérer !
Sissi !!!

Zoë a dit…

Eh oui 22H34, c'est le temps de mes retrouvailles avec vous, chers.
Je vais en vrac, indistinctement, mais mon coeur pour chacun(e) commenter vos délicieux propos (quelle flagornerie!)
Tout d'abord éliminons un malentendu: je remercie tous ceux qui m'ont transmis le texte intégral de Coupat, notamment DH , mais je l'avais d'emblée, un ami me l'ayant transmis en PJ par mail que j'ai lu et décidé de commenter illico. Le lien sur le Monde ne menant qu'à une partie amputée, je l'ai signalé et j'ai ajouté ce qui me semblait manquer sur cette version "expurgée"
Cécile nous procure un lien sur une analyse de Stiglitz qui met en évidence cet art de la dissimulation dans les versions de la réalité maquillées à dessein pour que nous prenions des vessies pour des lanternes et des junk funds pour des placements de père de famille.
Une fois de plus DH et ZL réfléchissent de conserve et leurs élucubrations se complètent, une vraie symphonie.
@Cactus, je ne suis pour rien dans l'évasion de Julien à moins que le pouvoir de la pensée...
A plus tard sur vos terres de semences

Loïs de Murphy a dit…

Ca fait du bien de te lire.

Cactus , ciné-chineur a dit…

Loïs , tu me manquez !

sinon Zoë pourquoi pas un poteau noir le samedi avant le vent des globes dominicale ? vous reste à trouver la substantiscientifique moelle mais je te fais confiance !

Sophie K. a dit…

Bon, ça c'est fait. De toute façon, comme je l'ai lu très justement sur le web, si Coupat avait été réellement coupa(t)ble d'avoir déposé des trucs sur les caténaires d'un TGV (sans se faire électrocuter illico), ce serait tout au plus un acte de sabotage, et la SNCF n'aurait eu qu'à porter plainte au pénal. On est loin du terrorisme invoqué.
N'empêche : six mois de taule pour rien, ou comment risquer de se faire broyer par le mensonge.

mon chien aussi a dit…

Ce qui m'a sidéré dans cette affaire, au-delà de l'arrestation imbécile, c'est la manipulation du langage sans que les médias confrontent la réalité des faits avec l'ampleur du vocabulaire. Du moins, pas tout de suite, et avec réticence. Mais cette libération ne clôt pas le dossier. Il y a la mise en place d'un système berlusconien : intimidation, détournement du vocabulaire (il l'a fait il y a peu de temps au sujet de la Résistance anti-mussolinienne), recherche de l'effet et ciblage de certaines populations pour cristalliser l'attention.

Zoë a dit…

@Loïs Et réciproquement
@Cactus. Quoisque ? un poteau du samedi ? Euh tu peux préciser en langage zabituel ?
@Sophie. Ouiche, Coupat, il a de la ressource. On pense à tous ceux qui se retrouvent au gnouf pour des peccadilles, mais ça fait du chiffre, coco.
@Tiens mon chien aussi me rend visite. Tant mieux, on espère avoir l'occasion de le revoir, espérons seulement que le torrero ne l'aura pas suivi. (private joke)

mon chien aussi a dit…

@Zoë. Je ne garantis rien. Peut-être que Juanito risque de débarquer aussi, un jour ou l'autre. Mes excuses anticipées.

Zoë a dit…

@mon chien, il l'a déjà fait ici même
http://zolucider.blogspot.com/2009/05/cette-photo-est-une-speciale-dedicace_11.html
mon record de commentaires ceci dit

Dexter a dit…

bonjour,
je passe pour vous remonter le moral !

Zoë je trouve votre article super intéressant, d'autant que je connaissais pas ce Mr Coupat, je veux dire j'en avais bien entendu parler mais que dans les grands titres, du genre il est arrêté, il est relâche, il est coupable, il est innocent...
par contre c'est vachement intéressant de le lire, il parle super bien.
Il fait comme boulot ? peut-être prof de philo ? parce qu'il parle un peu comme un prof de philo.
C'est incroyable maintenant l'aisance de la plupart des gens pour exprimer clairement leurs idées.
ça doit être à force de blogguer.

Zoë a dit…

@Dexter, grand merci de me remonter le moral mais en ce moment il est plutôt alerte (long week end + soleil+ good news from my friends). Il n'empêche, votre attention me va droit au coeur. je suis ravie, de surcroît, de vous donner à connaître la prose du sieur Coupat qui circule énormément ces jours ci sur le web, vous éviterez ainsi d'être à l'ouest si on vous interroge sur la question. Venez plus souvent my dear, nous avons intérêt à mêler le produit de nos mellifères prospections.