vendredi 22 mai 2009

Cartes postales rétroactives (7) Sydney.


Un de mes amis s'est installé au coeur du bush dans la région de New Castle en Australie. J'ai eu l'occasion de me rendre à Sydney et nous nous sommes retrouvés dans un restaurant italien. Voici un extrait de notre conversation (avril 1995). Elle me semble d'une grande actualité

- Je n’ai pas de gros besoins. Je mange ce que je cultive, je fabrique à peu près tout ce que j’utilise. C’est la satanée bagnole dont je suis dépendant. Je complète avec mon chanvre.

- ? ! ?

- Ben oui, ça te choque ? Tu ne crois pas que je vais me laisser impressionner par toutes ces conneries autour d’une plante aussi anodine. Je ne vois pas où est le crime, procurer du plaisir à des gens qui par ailleurs sont avocats, journalistes, médecins, toute la bonne bourgeoisie, tu peux me croire, et qui ont une vie tout à fait « honorable ». Une plante qui pousse naturellement autour de moi. Moi, je ne fume plus depuis longtemps, ni tabac, ni herbe, rien. Mais je n’oblige personne à faire mes choix et je serais idiot de me priver d’une source de revenu que je trouve aussi légitime que mon travail du bois. Elle est bonne mon herbe et je la vends un prix correct à des adultes qui l’utilisent pour eux-mêmes. A chacun ses choix. Je vis seul et c’est ce qui me plaît dans ce pays. On peut y être seul des jours et des jours sans risquer une rencontre.

- Tu es devenu bien misanthrope pour le voyageur impénitent que je connaissais, avide de rencontrer les humains de cette planète.

- Justement. Je me suis aperçu que je préférais la compagnie des arbres et desanimaux à celle des hommes.

- Pas ce cliché, s’il te plait !

- Je te fais grâce de mes années de pérégrinations du Pakistan à l’Inde, à l’Indonésie. J’ai fini par débarquer sur ce continent. Et à part pour quelques vrais potes, mes rapports avec les autres sont de commerce et ça me convient. Le reste du temps, je suis dans mes bois, je regarde la profusion qui m’entoure et j’en jouis intensément. Il y a des serpents, des varans, des lézards à collerette, des échidnés, des ornithorynques, des milliards d’insectes, d’oiseaux…

- C’est dans ton zoo que j’aurais dû approcher la faune et la flore australienne.

- Chiche ! Je t’emmène. Si nous partons maintenant, nous y sommes à minuit, je te balade toute la matinée demain matin et tu peux reprendre un train vers midi et être à temps à Sydney pour attraper ton avion.

- Ca me tente cette petite folie. Mais je ne crois pas que P.E apprécierait mon éclipse à la réunion demain matin. Dommage, j’aurais volontiers troqué «les essentielles mises au point» contre une promenade dans le bush. Tu vis dans l’illégalité, ça ne te gène pas ?

- L’illégalité ? Je les connais ceux qui fabriquent les lois. Qui pourrait me donner des leçons ? Les «chevaliers de l’industrie» ? Ceux qui prétendent que l’avenir de l’homme c’est de fabriquer toujours plus de cochonneries inutiles, du prêt à jeter en plastique, ensaché dans du plastique, glissé dans des boîtes de bouffe pour mieux la vendre à des gamins drogués de téloche. Des corn flakes bourrés de pesticides avec un petit mickey, du veau reconstitué avec un bon de réduction sur une moulinette à vent. Et plastique sur plastique nous refiler des aliments qui ne nourrissent que les comptes en banque et les décharges monstrueuses de détritus.

Qui d’autre ? Les héros de l’artillerie qui font leur beurre grâce à des saloperies de mines anti personnel ? Qui ? Les prédicateurs de la santé ? Ils feraient mieux de s’inquiéter de la prolifération du nucléaire, du mercure, du plomb, de l’amiante devant laquelle nous devons nous incliner. Ou encore les bénédictins du pastis qui ont envoyé dans le décor des générations et des générations. Je ne vends pas de la chimie reliée à des gangs. Je ne nourris aucun lucre. Je n’ai simplement pas l’esprit suffisamment tordu pour confondre une plante et toute la mythologie déraillante qui l’accompagne. Ce n’est pas de ma faute si les guerres de territoire et de religion ont banni certains produits et porté au pinacle d’autres, ni si le rêve est proscrit de nos sociétés soit disant bien pensantes. Je sais très bien que le trafic de drogue supporte le trafic d’armes, il faut bien qu’ils désignent leur miroir aux alouettes. En taxant le plaisir, comme d’habitude.

- Excuse-moi, je suis un peu perplexe.

- Moi, je n’ai pas envie de passer dans leur tourniquet. Ma vie est au bout de mes bras. Quand mes bras tomberont, je mourrai, c’est tout. En attendant, je me lève le matin, dans le concert des oiseaux et des insectes, je ne sais rien de ce que la journée va m’offrir. J’ai bien toujours mon petit programme, genre : aujourd’hui je défriche la parcelle du bas, ou je fends du bois toute la journée ou j’entame la table que Machin m’a demandée. Mais si plus fort et plus intéressant se présente, je prends : le passage d’un ami, les traces d’une bestiole que je n’ai encore jamais vue et que je piste pendant deux heures pour l’apercevoir. Certains jours je m’escrime au ciseau à bois pendant quinze heures, d’autres, je lis toute la journée. Et tu voudrais que j’échange ça pour m’inscrire sur la liste des «utiles », ceux qui rament dans le «bon sens » en courbant l’échine pour gratter de quoi remplir leur écuelle. Merci bien ! Je peux manger toute ma vie sans sortir de mes fourrés si j’y suis réduit. C’est pour ça que je suis venu m’installer ici, pour me créer un camp légitimement retranché. J’en ai marre de leur jeu de massacre. Ni envie de prendre des coups, ni d’en donner. Ca ne m’intéresse pas la bimbeloterie de leurs mâts de cocagne. Qu’on me foute la paix à tracer mes sillons, peinard, et à tarabuster mes souches ! Si ça les amuse les autres, les strass et les paillettes, les fontaines de champagne, les bolides qui se crachent à 200 à l’heure, la furie des cohues autour d’eux, les mendiants et les savants qui les servent, qu’ils continuent. Ca fait partie des pilules qui les consolent d’avoir à mourir un jour, chacun sa dope. Mais qu’ils laissent ceux, qui s’en foutent de ce cirque, vivre modestement et jouir autrement. Et qu’ils nous lâchent avec leur baratin. Les «lois économiques» ! Tout le monde le sait bien, c’est la plus redoutable des fausses religions, révélée par ceux qui tirent les marrons du feu, relayés par les compagnies du mensonge organisé qui lavent plus blanc la conscience du tiroir caisse. Qu’on arrête de nous présenter comme des demi-dieux des nababs prétentieux,. Ils devraient plutôt nous sembler grotesques, des obèses du fric puant la charogne de la misère et de la mort dont leur boursouflure se nourrit. Au mieux, on devrait en garder quelques-uns qu’on viendrait regarder se pavaner pour se rappeler que le ridicule a tué cette branche de la famille. L’homme libre doit mépriser ce fatras.

- Ouf ! Tu es radical !

- Radical ? Mais c’est ce que pensent les quatre cinquièmes de la planète. Et dans la culpabilité. On leur fait croire qu’ils sont exclus parce qu’ils se sont trompés de religion, alors que les grands prêtres du tout économique sont les vrais renégats.

- Je dois avouer que mon repli était motivé par une lassitude, un désir de mise à distance, toute petite, toute relative. J’avais le sentiment de me noyer, d’être sans cesse obligée d’agiter mon corps pour ne pas couler à pic. J’ai eu besoin de me satelliser pour regarder tout ça avec le bon recul. Illusion d’optique comme d’habitude. L’homme ne fait jamais que changer de focale. Toute vie n’a aucun sens, si ce n’est celui que nous voulons bien, jour après jour, lui accorder.

- Et alors ? As-tu l’impression d’avoir trouvé le lieu du sens pour toi ?

- Plutôt d’avoir tenu les rênes d’un chariot dont je continue d’ignorer la destination finale, si ceux qui tiennent les autres rênes ne les lâcheront pas, si je ne vais pas moi-même valdinguer dans le décor. La seule chose que j’essaie de faire, c’est de garder les yeux ouverts, le bras ferme et le réflexe frais, le plus longtemps possible. Mais je découvre la route au fur et à mesure.

- Et c’est bien ça qui est passionnant me dit Phil en me flattant tendrement l’omoplate.

Photos Retrouvailles à Sydney. ZL


9 commentaires:

JC a dit…

Belle histoire, Zoë ! Bien racontée ...
D'ailleurs, j'adore les histoires de "bon sauvage" à qui on ne la fait pas et qui voient la civilisation d'un oeil détaché jusqu'au moment où il leur faut un dentiste pour soulager leur rage ...
Hélas, toute la difficulté de vivre de telle sorte vient du fait que l'humanité est une organisation "volontaire" de personnes banales, revenu sûr, maison, enfants, école, etc, etc. Ainsi, la vie du cow-boy marlboro du bush illustre le renoncement des petits vivants face au désir d'être de grands aventuriers en technicolor ... Mais la vie du plus grand nombre n'est pas impactée par ce rêve éveillé à valeur anecdotique !

JEA a dit…

Je ne vous dis pas (et donc vous l'écris).
La tête du prof commençant son cours par un vibrant :
- "Prenez votre journal de classe, je vous prie".
Et son regard balaie presque machinalement les frimousses d'ados qui peuplent le local scolaire. Tiens, un nouveau, à la 3e fenêtre ? Pas l'air dégourdi, le jeune inconnu. Il reste les bras croisés. Ah, une tête de bois ???
- "La demande est valable pour vous aussi, Monsieur, si vous pouviez sortir votre journal de classe des catacombes de votre sac ?"
La réponse tombe, pavé :
- "Mon journal de classe ? C'est quoi ça ?"
Il venait en direct de régions sans école, sans bibliothèque, sans kiosque à concerts. Mais s'est vite révélé un expert passionnant en construction de moulin à eau et d'éolienne. Il lançait incroyablement bien le boomerang. Et ne fumait pas.

Myriam L a dit…

Plaisir tout au long de la lecture et cet incisif "Quand mes bras tomberont, je mourrai, c’est tout" qui restera et laissera des traces.
Elles seraient pas aussi radioactives ces cartes postales?

D. Hasselmann a dit…

Eloge de l'herbe dans le bush : on ne se refuse rien !

Lajoe a dit…

Au secours, m'dame Zoë, on a perdu le Cactus...

Zoë a dit…

@JC, mon copain a beaucoup bourlingué. Il a fini par s'arrêter dans ce continent étrange et acquérir 40 ha (!)dans une partie très sauvage (les bestioles citées y nichent réellement). Sa femme a craqué et n'a pas tenu si loin de la ville, même si ce n'est qu'à 2H de Sydney et 1H30 de New Castle. S'il doit se faire soigner les dents, il fait comme tout le monde. Son histoire est comme l'extrème de certaines positions actuelles d'autosuffisance et de rupture avec le monde tel qu'il va.
@JEA, sans conteste, il aura élevé ses deux marmots dans ce sens, sauf que c'est aussi un amoureux des livres.
@ML comment va la vie sur la planète Luna, un brin jungle et ornithorynque aussi
@DL Hélas on s'est refusé le bush
@Lajoe. Oui Cactus ne se manifeste pas. Espérons que c'est excès de mondanités.

blog_trotter a dit…

J'en ai croisé des comme çui-là.Ils s'éclairent à la lumière de leur bilan, les mains et les poches vides; Cet homme là n'est pas sans rappeler une sorte de grand-frère sans racine, cafardeux sur l'état du monde et tendre comme son herbe. Le compagnon idéal de la déprime moderne qui offre le "choix" entre productivisme ou mise à l'écart du grand manège dans lequel une certaine jeunesse et un (in)certain état de vie se reconnaîtront toujours. Vous avez une excellente mémoire Zoë et le scalpel incisif.

Loïs de Murphy a dit…

Il est décroissant et misanthrope, et alors ? :o))

Zoë a dit…

@BT C'est un archétype, liberté d'écriture
@L° décroissant et misanthrope and so what ? Nothing more.