Je reproduis ci-dessous
un texte de la romancière Leîla Slimani, paru dans
Libération qui exprime plutôt bien ce que je pense moi-même de l'épisode
"la liberté d'importuner indispensable à la liberté sexuelle" (noter le terme indispensable) Ma propre expérience m'a démontré suffisamment que les hommes détestent être importunés quand l'importune n'a pas leurs faveurs et que cela les révulse même qu'une "moche" (entendre éventuellement une vieille) prétende les aguicher. J'ai entendu dans la bouche de mes congénère masculins les blagues les plus insultantes à l'égard de quelque malheureuse, simplement un peu insistante par ses regards énamourés. C'est dire que la liberté d'importuner se trouve clairement dans un seul camp. En revanche, si je n'ai pas rejoint le chœur des "me too" c'est uniquement parce que j'ai du mal à entrer dans ce genre de buzz et qu'en dépit de mon soutien à toutes les femmes dans des circonstances de cet ordre, je fais partie de celles qui se sont débrouillées pour ne pas tomber dans un guet-apens de cet ordre (chance ou intuition), Pourtant ce ne sont pas les épisodes graveleux qui ont manqué, les frotteurs , les invitations insistantes, les mains baladeuses, les propositions tendancieuses etc, de même les angoisses la nuit en rentrant chez moi quand un type collait à mes pas.
Donc merci Leïla pour cette réponse tranquille et joyeuse à nos prosélytes de la drague importune. Et on peut voir qu'elle ne fait pas partie des féministes "moches et frigides", éternelle réplique aux prises de position des femmes pour la défense de leurs droits.
"Un porc, tu nais ?", par Leïla Slimani
Marcher dans la rue. Prendre le métro le soir. Mettre une
minijupe, un décolleté et de hauts talons. Danser seule au milieu de la
piste. Me maquiller comme un camion volé. Prendre un taxi en étant un
peu ivre. M’allonger dans l’herbe à moitié dénudée. Faire du stop.
Monter dans un Noctambus. Voyager seule. Boire seule un verre en
terrasse. Courir sur un chemin désert. Attendre sur un banc. Draguer un
homme, changer d’avis et passer mon chemin. Me fondre dans la foule du
RER. Travailler la nuit. Allaiter mon enfant en public. Réclamer une
augmentation. Dans ces moments de la vie, quotidiens et banals, je
réclame le droit de ne pas être importunée. Le droit de ne même pas y
penser. Je revendique ma liberté à ce qu’on ne commente pas mon
attitude, mes vêtements, ma démarche, la forme de mes fesses, la taille
de mes seins. Je revendique mon droit à la tranquillité, à la solitude,
le droit de m’avancer sans avoir peur. Je ne veux pas seulement d’une
liberté intérieure. Je veux la liberté de vivre dehors, à l’air libre,
dans un monde qui est aussi un peu à moi.
Je ne suis pas une petite chose fragile. Je ne réclame pas d’être
protégée mais de faire valoir mes droits à la sécurité et au respect. Et
les hommes ne sont pas, loin s’en faut, tous des porcs. Combien
sont-ils, ces dernières semaines, à m’avoir éblouie, étonnée, ravie, par
leur capacité à comprendre ce qui est en train de se jouer ? A m’avoir
bouleversée par leur volonté de ne plus être complice, de changer le
monde, de se libérer, eux aussi, de ces comportements ? Car au fond se
cache, derrière cette soi-disant liberté d’importuner, une vision
terriblement déterministe du masculin : «un porc, tu nais». Les
hommes qui m’entourent rougissent et s’insurgent de ceux qui
m’insultent. De ceux qui éjaculent sur mon manteau à huit heures du
matin. Du patron qui me fait comprendre à quoi je devrais mon
avancement. Du professeur qui échange une pipe contre un stage. Du
passant qui me demande si «je baise» et finit par me traiter de
«salope». Les hommes que je connais sont écœurés par cette vision
rétrograde de la virilité. Mon fils sera, je l’espère, un homme libre.
Libre, non pas d’importuner, mais libre de se définir autrement que
comme un prédateur habité par des pulsions incontrôlables. Un homme qui
sait séduire par les mille façons merveilleuses qu’ont les hommes de
nous séduire.
Je ne suis pas une victime. Mais des millions de femmes le sont.
C’est un fait et non un jugement moral ou une essentialisation des
femmes. Et en moi, palpite la peur de toutes celles qui, dans les rues
de milliers de villes du monde, marchent la tête baissée. Celles qu’on
suit, qu’on harcèle, qu’on viole, qu’on insulte, qu’on traite comme des
intruses dans les espaces publics. En moi résonne le cri de celles qui
se terrent, qui ont honte, des parias qu’on jette à la rue parce
qu’elles sont déshonorées. De celles qu’on cache sous de longs voiles
noirs parce que leurs corps seraient une invitation à être importunée.
Dans les rues du Caire, de New Delhi, de Lima, de Mossoul, de Kinshasa,
de Casablanca, les femmes qui marchent s’inquiètent-elles de la
disparition de la séduction et de la galanterie ? Ont-elles le droit,
elles, de séduire, de choisir, d’importuner ?
J’espère qu’un jour ma fille
marchera la nuit dans la rue, en minijupe et en décolleté, qu’elle fera
seule le tour du monde, qu’elle prendra le métro à minuit sans avoir
peur, sans même y penser. Le monde dans lequel elle vivra alors ne sera
pas un monde puritain. Ce sera, j’en suis certaine, un monde plus juste,
où l’espace de l’amour, de la jouissance, des jeux de la séduction ne
seront que plus beaux et plus amples. A un point qu’on n’imagine même
pas encore.
On espère que cette "prophétie" se réalisera.