vendredi 31 janvier 2025

Encore un matin

 Certains jours, on est étonné d'être vivant. Quand j'étais petite, il m'arrivait de me pincer pour le vérifier comme si seule la douleur était une preuve d'exister, que ce miracle soit réel.


Photo ZL

J'ai lu le livre de Sagan Derrière l'épaule. Je n'avais plus lu Sagan au delà de mes seize ans à part "Avec mon meilleur souvenir"   dont je n'ai guère gardé de souvenir justement si ce n'est sa relation amicale avec Sartre. Plus que ses qualités d'écrivaine j'étais admirative de sa liberté. J'ai plus ou moins suivi ses péripéties : accident de voiture -elle roulait à des vitesses folles -, ses démêlés avec la drogue, son rapatriement de Bogota en urgence, parce que cela faisait les gros titres des journaux. Derrière l'épaule est une rétrospective de ses ouvrages antécédents  (elle est plutôt une critique sévère d'ailleurs) et les circonstances dans lesquelles elle les a écrits. A la suite de cette lecture j'ai enchaîné avec le livre de Marie Eve Lacasse Peggy dans les phares qui rend hommage à la discrète amante de Sagan et place la lumière sur celle qui aura été sa compagne tenue dans l'ombre, Sagan ne souhaitant pas rendre publique sa liaison homosexuelle. Vies de privilégiées qui ont cependant mal fini. Sagan ruinée à la suite de ses dépenses folles et Peggy Roche victime de son penchant pour le whisky, car même de bonne qualité il finit par détruire le pancréas.

En contraste total,  "L'histoire de Souleymane" un jeune Guinéen de vingt ans qui parcourt Paris à vélo pour délivrer des commandes Uber Eats.  L'acteur, Abou Sankaré, a décroché à Cannes  un prix d'interprétation mérité pour son humanité inentamée en dépit de toutes les horreurs qu'il subit, notamment en étant arnaqué par celui qui lui prête son nom pour accéder à la plateforme de livraison de repas. Il se réveille très tôt le matin pour réserver auprès du 115 sa place dans le lieu d'hébergement où il retrouve ses compagnons de misère. A condition de ne pas manquer le bus qui récupère les hommes à la fin de la journée. Sa préoccupation fondamentale est de réussir son entretien auprès de l'OFPRA pour obtenir un droit d'asile et donc des papiers  lui permettant de travailler légalement et d'échapper à la peur du contrôle policier. Le film fonctionne comme un thriller et décille les yeux de quiconque ignorerait ce que peut être la précarité et les souffrances endurées par ces migrants  qui déploient un courage et une énergie pour simplement sauver leur peau et celle de leurs proches, en l'occurrence la mère malade restée au pays. 

 

Abou Sankaré, lui même sans papier et menacé d'une OQTF vient d'obtenir un titre de séjour . Le réalisateur Boris Lojkine avait indiqué dans une interview qu'il l'accompagnait dans ses démarches pour régulariser sa situation.

Lu les deux ouvrages qu'ont fait paraître dernièrement deux de mes auteures favorites. L'une comme l'autre ont recyclé des textes parus par ailleurs dans divers magazines.


lola lafon (elle opte elle-même pour l'absence de majuscules) réunit dans cet opus des textes parus dans Libération écrits au fil de l'actualité des deux dernières années. Elle  y aborde les sujets les plus divers, ceux liés à la condition des femmes, -l'actualité regorge de ces mauvais feuilletons d'assassinats ou / et  de viols- mais pas seulement . Elle interroge au cours de ces pages, le déni, l'indifférence, face à la férocité des humains, qu'elle s'exprime crument par le crime ou plus insidieusement par le mauvais sort réservé aux pauvres dont on rend seuls responsables leur défaite, comme les femmes de leur viol. Elle fustige l'abandon dans lequel on tient désormais l'inquiétude, considérée comme une déficience alors que "nous sommes inquiets parce que nous sommes en vie, parce que nous voyons, parce que nous entendons. C'est un aveu d'humanité". [...] "Ce monde dans lequel les "individus" viennent après les" marchés", personne n'y respire vraiment . C'est un lieu de pesées et de mesures dans lequel règne la brutalité d'une force aveuglément affirmative. Un monde où parade une Vérité majuscule. Un lieu qui imagine cartographier nos brouillards les plus intimes". J'aime les gens qui doutent comme le chantait si bien Anne Sylvestre    

 

Lydie Salvayre propose également une compilation de textes écrits en marge de ses romans, publiés dans différentes revues, littéraires pour la plupart. Ce sont des exercices d'admiration  pour deux rubriques  de cinq articles chacune, intitulées "Mes poétesses et poètes" et "Mes guerrières ". La dernière rubrique "Mes colères et leurs raisons" comme on peut s'en douter est plutôt orientée vers la fulmination. Elle oppose aux colères rances, hideuses, fielleuses, aux colères ivres de destruction, les colères bienfaisantes, généreuses, flamboyantes, sublimes, qui ravivent les consciences dormantes, déverrouillent les bouches en même temps que la pensée, ouvrent brusquement des horizons impensés et impulsent de nouvelles façons de vivre, d'aimer, de se lier, de travailler, de parler, d'écrire, ou de créer. Dans l'article "Pour un engagement voluptueux"   elle interroge ce que peut et ne peut pas dire du monde la littérature, alors que c'est sa mission. Faute de ne pas se pencher sur "ces fort vilaines choses" (Stendhal), le risque est que les hommes de culture deviennent indifférents au monde, deviennent apolitiques, qu'ils finissent par récuser le monde et s'enfoncer dans une égolatrie monstrueuse.[...] Or penser le monde dans un roman et le penser politiquement (et voluptueusement et joyeusement )  [...] c'est trouver les conditions d'une autonomie, d'une liberté, qui ne supportent aucun ancrage, aucune inscription, aucun enregistrement dans un mouvement, dans une mode ou dans des conventions qui semblent aller de de soi. Tout en étant profondément politique 

Enfin parmi ceux que j'ai lus ce dernier mois celui de Justine Augier.
 

Ce dernier n'est pas sans rapport avec les deux premiers. Il s'agit bien ici encore de s'interroger sur le pouvoir des mots. Justine Augier est la fille de Marielle de Sarnez, longtemps partenaire politique de François Bayrou. En même temps que Justine se préoccupe de ses amis résistants en Syrie menacés d'emprisonnement et de mort, l'auteure accompagne sa mère dans ses derniers jours. Ce temps lui permet de se réconcilier avec une mère dont elle n'approuvait pas l'orientation politique mais dont elle admirait l'énergie, la générosité et l'intelligence. Justine Augier entremêle  sa préoccupation des événements du Moyen Orient (elle a vécu cinq ans en Israël), celle de sa mère en rémission puis en rechute de sa leucémie et son interrogation sur le pouvoir des mots, en usant de citations dont elle donne la liste des auteurs en fin d'ouvrage. De son long propos sur le pouvoir de la langue, je retiens ce texte qui souligne au contraire à quel point la langue est 'trompeuse" : La langue de nos débats publics s'abîme dans la déconnexion entre les mots et ce qu'ils tentent de recouvrir, et l'on peut dire Nous sommes en guerre sans que personne ne soulève l'indécence de cette phrase quand d'autres ailleurs sont effectivement sous les bombes. Cette déconnexion cynique entre ce qui advient et le récit qu'on en fait, le mensonge , sont devenus des modes de discours si communs que rien ne compte plus vraiment" . 

Ce constat commun à nos trois écrivaines, suscite leur colère et cependant leur foi en la littérature reste  intacte. Il faut des mots de vérité pour désinfecter l'imaginaire saturé par les clichés, les mots insignifiants à force d'être ressassés, mots gelés qui ferment la possibilité d'une conversation -plus rien à quoi s'agripper. 

Quant à moi, je m'interroge : pourquoi continuer à nourrir ce blog de ces quelques lignes. Une chose reste sûre, la littérature offre le bonheur de lire, c'est à dire d'échapper à sa vie ordinaire ou au contraire trouver des clés pour mieux la comprendre et parfois la transformer. 

J'écoutais ce soir Marianne Faithfull, elle a accompagné l'écriture de ce billet, comme elle a accompagné en partie ma jeunesse et je choisis pour lui rendre hommage cette archive de l'INA . So long Marianne.