« Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu’on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. J’ai souvent réfléchi à ce que pourrait être l’éducation de l’enfant.
Je pense qu’il faudrait des études de base, très simples, où l’enfant apprendrait qu’il existe au sein de l’univers, sur une planète dont il devra plus tard ménager les ressources, qu’il dépend de l’air, de l’eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre erreur ou la moindre violence risque de tout détruire.
Il apprendrait que les hommes se sont entretués dans des guerres qui n’ont jamais fait que produire d’autres guerres, et que chaque pays arrange son histoire, mensongèrement, de façon à flatter son orgueil.
On lui apprendrait assez du passé pour qu’il se sente relié aux hommes qui l’ont précédé, pour qu’il les admire là où ils méritent de l’être, sans s’en faire des idoles, non plus que du présent ou d’un hypothétique avenir.
On essaierait de le familiariser à la fois avec les livres et les choses ; il saurait le nom des plantes, il connaîtrait les animaux sans se livrer aux hideuses vivisections imposées aux enfants et aux très jeunes adolescents sous prétexte de biologie. ; il apprendrait à donner les premiers soins aux blessés ; son éducation sexuelle comprendrait la présence à un accouchement, son éducation mentale la vue des grands malades et des morts.
On lui donnerait aussi les simples notions de morale sans laquelle la vie en société est impossible, instruction que les écoles élémentaires et moyennes n’osent plus donner dans ce pays.
En matière de religion, on ne lui imposerait aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout de celle du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés.
On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs.
Il y a certainement un moyen de parler aux enfants de choses véritablement importantes plus tôt qu’on ne le fait. »
Marguerite Yourcenar, "Les yeux ouverts."
9 commentaires:
Un texte magnifique, merci, Zoë. Pour l'accouchement et les mourants, je serais plus réservée.
(Lecture de "La voisine" en cours, je vous en donnerai des nouvelles la semaine prochaine.)
Merci Zoë. Moi aussi je me suis souvent demandé si l'ignorance n'est pas voulue par les systèmes. On assiste à du bourrage de crânes, v'là tout, si souvent, trop souvent.
" le jardin des chimères" ...l'époque rêvassait sur des utopies pédagogiques...MY est plus réaliste que le "sous préfet au champ" moins moraliste que "les mémoires d'un ane " moins cynique que le docteur Knock
@Tania, merci, j'attend avec impatience votre commentaire
@Colo, en même temps, c'est bien l'accès au savoir qui a permis aux femmes de s'extirper du mauvais sort qui leur était fait.
@PV, MY réliste et utopiste à la fois.
Incontournable Marguerite.
On se demande si un jour notre PaP Ndiaye a lu des écrivains de cette trempe ou des pédagogues comme Fernand Deligny !
J'ai vu qu'il avait lancé sa (dernière ?) grande réforme : obligation d'une heure d'instruction civique à la place de la demi-heure actuelle ! Quel progrès !
Pendant ce temps-là, son prédécesseur sans complexe se fait sponsoriser par Véolia pour installer des écoles privées payantes (pléonasme) avec une couleur de surface "écolo" (article de "Libé" de ce jour). :-(
@D.H, on se demande surtout quelle marge de manoeuvre ont réellement les marionnettes qui doivent obéir à Sa Seigneurie Moimoi.
Quant à ceux qui sont sortis il n'ont aucune vergogne.
Un texte de bon sens, si nous étions simplement préoccupés des autres et de notre survie en tant qu'espèce, mais les hommes qui nous gouvernent, assoiffés de territoires et de puissance eux, ne l'entendent pas de cette oreille. Merci pour ce texte de Yourcenar que je ne connaissais pas.
@Hypathie, et illustré à nouveau par la guéguerre entamée par les cinglés qui se disputent cette pauvre Russie qui n'en peut plus.
Oui, elle est incontournable, cette chère Marguerite !
Bonne journée.
Enregistrer un commentaire