jeudi 21 décembre 2017

Exercices d'admiration

 Pour introduire ce dernier billet de l'année, un peu de musique, justifiant en soi son titre



J'ai emprunté le titre à Cioran, que j'ai lu il y a fort longtemps et pas relu  depuis, sauf aujourd'hui pour me remémorer le contenu dont j'avais du moins retenu que Cioran n'y pratiquait pas une exécration comme à son accoutumée, mais une dissection fine des auteurs qu'il avait choisi d'élire pour cet opus. Bien-sûr sa sélection rassemble une belle brochette de tourmentés.. En sautant de Michaux à Fondane, je m'arrête au très bel hommage du Roumain à Maria Zambrano,  qui me donne furieusement envie de la lire. "Qui autant qu'elle, a le don, en allant au-devant de votre inquiétude, de votre quête, de laisser tomber le vocable imprévisible et décisif, la réponse aux prolongements subtils? Et c'est pour cela qu'on aimerait la consulter au tournant d'une vie, au seuil d'une conversion, d'une rupture, d'une trahison, à l'heure des confidences ultimes , lourdes et compromettantes, pour qu'elle vous révèle et vous explique à vous-même, pour qu'elle vous dispense en quelque sorte une absolution spéculative , et vous réconcilie tant avec vos impuretés qu'avec vos impasses et vos stupeurs".

Une de mes admirations va à  Françoise Héritier qui vient de mourir et on n'a pas sorti drapeaux et cérémonie officielle, toutes choses qu'elle n'aurait sans doute pas souhaitées. Elle est surtout connue pour ses thèses sur la domination masculine.


Mais c'est un autre de ses talents que je voulais honorer ici.  Après "Le sel de la vie, (Odile Jacob 2012), elle avait publié  cette année, une sorte de suite "Au gré des jours" que je lis en ce moment  à petites goulées et j'aime l’honnêteté de ces propos qui livrent par bribes des temps forts, enfouis sous l'épaisseur des jours,  et qui sont autant de petites secousses de plaisir, tant ils activent nos propres minuscules émotions ou nos émerveillements,  un mélange savoureux, entre anecdotes dérisoires et notations profondes.

 Mini florilège :"allier vitesse et prestesse pour attraper une mouche sur la table mais rater quand même piteusement son coup (:50),(...) avoir modérément apprécié une remarque de Lévi-Strauss à son propos: "Vous  avez un esprit d'homme" tout en sachant qu'il y voyait un compliment, mais avoir révéré et aimé cet homme au sage regard d'éléphante matriarche (j'adore ndr), surtout de profil, et qui ressemblait aussi parfois -quand il quittait en douce le laboratoire, courbé en deux, le corps un peu de travers, le pas pressé et le regard un peu en coulisse, notant tout, ne voyant rien - à l'illustre et génial Groucho (:56) (...) se refuser frileusement à tout idée de piercing, de tatouage, de ce qui marque définitivement le corps dans la souffrance acceptée (:59) (...) s'effrayer du nombre de fautes d'orthographe ou de syntaxe relevées dans les mails et les lettres reçus d'étudiants, de gens de lettres et même d'universitaires (60), user de borborygmes affreux et de grimaces au lieu de propos articulés quand on veut empêcher un gamin inconnu de vous importuner davantage qu'il ne le fait dans un train ou ailleurs (: 62). Je conseille cette lecture le matin pour se donner du cœur à l'ouvrage ou le soir pour entrer en toute sérénité dans  la nuit;

Pour conclure quelques pépites tirées d'un de mes philosophes préférés (qui ne se prend pas  sérieusement pour tel et c'est aussi son humilité qui me séduit), Georges Picard. Un très sympathique opus dédié à l'a lecture / écriture., "Cher lecteur" Corti, 2017


Là encore, tout le livre est un délice.:
"La manie d'encenser ou de flinguer un ouvrage en dix lignes ou en deux phrases est insupportable; malheureusement, les choses ne s'améliorent pas avec Internet où les éjaculations critiques des livres sont trop souvent d'une indigence et d'une sottise spectaculaires"..
Aïe, ne suis-je pas précisément en train de commettre ce forfait? En fait je ne publie jamais de critiques négatives à l'égard de livres ou de films. Ce ne sont chaque fois que des exercices d'admiration et tant pis s'ils sont maladroits 
 Les titres des livres de Picard, (tous publiés chez Corti, donnent à eux seuls l'esprit de leur auteur qui use d'une langue à la fois libre et rigoureuse. Un régal.
  •  Brèves Nouvelles du monde, 1986.
  • Variations sur le réel, 1988 (réédité par Corti en 2009).
  • Histoire de l’illusion, 1993.
  • De la connerie, 1994 (essai).
  • Du malheur de trop penser à soi, 1995.
  • Le Génie à l'usage de ceux qui n’en ont pas, 1996.
  • Tout m'énerve, 1997.
  • Pour les yeux de Julie, 1998.
  • Petit Traité à l’usage de ceux qui veulent toujours avoir raison, 1999.
  • Le Vagabond appoximatif, 2001 (essai).
  • Crème de crimes, 2002.
  • Tous fous, 2003.
  • Le Bar de l'insomnie, 2004 (roman).
  • Du bon usage de l'ivresse, 2005.
  • Tout le monde devrait écrire, 2006.
  • Mais dans quel monde vivez-vous, 2007.
  • Le Philosophe facétieux, 2008.
  • Journal ironique d'une rivalité amoureuse, 2009.
  • L'Humoriste, 2010.
  • L'Hurluberlu ou la philosophie sur un toit, 2012.
  • Penser comme on veut, 2014.
  • Merci aux ambitieux de s'occuper du monde à ma place, 2015.
  • Le sage des bois, 2016.
  • Cher lecteur, 2017.
Revenons pour finir à Cioran qui conclut ainsi son livre Exercices d'admiration. Essais et portraits
(...) j'aurais dù choisir n'importe quel autre idiome, sauf le français, car je m'accorde mal avec son air distingué, il est aux antipodes de ma nature, de mes débordements, de mon moi véritable et de mon genre de misère. (...)Or c'est précisément à cause de cette incompatibilité que je me suis attaché à lui (...)
Aujourd'hui que cette langue est en plein déclin, ce qui m'attriste le plus c'est de constater que les Français n'ont pas l'air d'en souffrir. Et c'est moi, rebut des Balkans, qui me désole de la voir sombrer. Eh bien, je coulerai, inconsolable, avec elle !   

dimanche 10 décembre 2017

Adieu à notre idole bling bling




Je respecte l'être humain qui vient de rendre son dernier soupir et qui est pleuré par ceux qui l'aimaient. J'aurais moins d'empathie à l'égard de l'énorme mise en scène mélodramatique orchestrée à l'occasion de ses funérailles
Un héros Jojo ? Une icône certes mais de ces années de gabegie consumériste dont il a été en effet un parfait laudateur, un exemple flamboyant. Il a introduit le rock'n'roll en France ? Euh ! Il l'a mièvrisé oui, rendu populaire parce qu'il a collé des mots français sur une musique qui ne l'était pas. Il a ainsi favorisé l'entrée du cheval de Troie de « l'american way of life » dans une culture qui tordait le nez sur les ambitions de lucre, sur des valeurs de m'a-tu vu, de possession ostentatoire d'objets rutilants. Toute sa vie l'idole aura mis le feu, élaboré des shows clinquants qu'il animait de son style de toréador, le pubis tendu vers la foule, la démarche chaloupée du tombeur, pendant que la conquête des mœurs de ces Européens vieillots par tout le nouveau du nouveau d'outre atlantique leur tombait sur le râble, avec le culte de l'efficacité et tout le tremblement, qui n'en finit plus d'ébranler le modèle social construit au fil du temps.
Sur les ondes, on s'est extasié sur sa vie de « famille recomposée », cinq mariages dont des petites filles prises au berceau (19 ans pour Laeticia, la dernière en date, qui a résisté contre vents et marées, alors qu'on lui prédisait une éclipse rapide), sur ces transgressions qu'il a éventuellement revendiquées (la cocaïne), sur cette insouciance d'homme libre qui fait tout ce qu'il désire parce qu'il en a les moyens. Il a incarné au plus haut ce personnage de western , de lonesome cow boy (alors qu'il était rarement seul, poursuivi par tous ceux qui venaient chercher auprès de lui quelques poussières de paillettes) d'^homme puissant en dépit ou grâce à la fêlure fondamentale d'une enfance malmenée
Je suis mauvaise juge de l'artiste qu'il fut, son style trop éloigné de mes goûts, je ne connais que les chansons qui ont fait sa popularité et encore n'en retiendrai-je qu'une poignée dont Diégo (même si je préfère l'interprétation de France Gall). De plus je ne suis idolâtre de personne. j'ai des admirations mais je n'irai certainement pas m'agglutiner à une foule pour saluer le départ de qui que ce soit.
En revanche, je reconnais la puissance de « la bête de scène ». En cinquante sept ans de carrière (1960-2017) 184 tournées, 27 rentrées parisiennes et plus de 28 millions de spectateurs. Rien qu'en France, 696 représentations dans la capitale, dont  266 à l'Olympia, 144 au Palais des Sports, 101 à Bercy (dont huit avec Les Vieilles Canailles) et 78 au Zénith de Paris, deux fois au Parc des Princes (sept représentations) et trois fois au Stade de France (neuf concerts).
Johnny Hallyday s'est produit 2 813 fois en France et a donné plus de 3 256 représentations au cours de sa carrière, durant laquelle, il a chanté dans quarante pays différents. Chapeau l'artiste ! Quelle marathonien ! Il faut bien qu'il ait eu du talent pour traverser le temps en restant infailliblement en haut de l'affiche.
Il était le symbole de l'homme venu du « tiroir du bas « ( comme dit Bernard Tapis, un autre tycoon en proie aux métastases) qui parvient aux sommets de la gloire et  pour tous les gens modestes dont les vies sont insignifiantes au regard d'une époque intoxiquée de médiatisation wharolienne, incarne tous les possibles. Ses  chansons sont une consolation pour affronter les vents mauvais d'un quotidien besogneux. Johnny c'est la revanche des pauvres aussi bien que l'alibi des riches. Il a inauguré cette ère de la poudre aux yeux, des sommes exorbitantes versées aux saltimbanques de la scène ou du stade quand les petites mains qui traînent le matos ou nettoient les vestiaires ont à peine de quoi vivre. Il est arrivé juste après la guerre en pleine insouciance et inconscience des trente glorieuses qui voyaient débarquer les bagnoles rutilantes , le téléphone pour tous, la télé dans chaque salon et, bon an mal an l'espoir d'un avenir meilleur. Années 60 où les femmes étaient outrageusement maquillées et traitées comme des quiches sans cervelle et uniquement orientées vers la conquête du Prince charmant. Et Johnny, il avait tous les attributs pour faire rêver les midinettes. 


Hélas, on a dû déchanter, les nouveaux donjons se sont installés, les nouveaux maîtres du monde ont réaffirmé l'empire et toute une génération est passé directement du statut de saltimbanques à celui de princes, déclenchant par là-même un appétit de consommation savamment entretenu par les sirènes publicitaires, pendant que la planète commençait à tousser (1970, le club de Rome alerte et préconise la décroissance du modèle consumériste). Certains se sont tenus à l'écart de ce grand bastringue. JH lui a joué le jeu à fond, apportant son soutien à nos présidents de droite, cherchant le paradis fiscal. Il était généreux le zèbre parait-il, de cette générosité qui a ramené régulièrement sur les planches des Enfoirés pleins de compassion de circonstance mais accumulant par ailleurs les propriétés, les hochets de la frime, encourageant cet esprit typiquement américain du droit à un mode de vie non négociable.
J'ai un peu regardé les images de la cérémonie de la Madeleine. J'y ai vu un spectacle démoralisant, des dinosaures qui pleuraient surtout leur jeunesse enfuie, la fin d'une époque révolue qui va s'engloutir en même temps qu'eux qui l'ont cyniquement incarnée. C'est certain, il n'y aura plus de Johnny, la planète n'a plus les moyens de cette gabegie, inaugurée après Hiroshima et qui sombre au rythme des tweets de Trump.
Bon voyage, Jojo, tu étais sans doute un bon bougre mais vraiment, pardon pour cette dernière torpille lèse majesté, un terrible songe creux !