vendredi 5 juin 2020

Laissez nous respirer !

Je lisais aujourd'hui la lettre que Virginie Despentes adresse via France Inter à ses "amis blancs qui ne voient pas où est le problème". Elle a participé à la protestation organisée par Assa Traore pour réclamer justice pour son frère assassiné par la police comme vient de l'être à Minneapolis George  Floyd.
Ces derniers jours, perdue dans ma campagne et relativement peu "exposée" aux nombreuses scènes que j'ai vécues quand je vivais dans le 93, à Montreuil précisément, je repensais à tous mes amis noirs ou arabes qui ont eu à subir des humiliations et des violences. Montreuil n'est pas le pire endroit à cet égard et il y a une longue tradition de cohabitation de multiples communautés dans ces cités ouvrières de la périphérie qui se gentrifient mais gardent une tradition de tolérance. Montreuil a hébergé beaucoup d'artistes de toutes les couleurs qui ont trouvé là un terrain d'accueil et de vie. Les scènes qui me navraient se situaient surtout dans le métro et dans les rues  où le contrôle au faciès était flagrant.
Mais ces événements déplorables m'ont plutôt invitée à repenser à tous ceux qui ont jalonné ma vie de leurs rires et de leur magnifique art de vivre en toute circonstance même les plus extrêmes.
Je pensais à Consolata, mon amie rwandaise qui a vécu le pire de l’extrémisme avec le massacre de sa famille tutsi en 1994, car le racisme prend toutes sortes de figures.
Je pensais à Phillie, la jeune femme noire qui travaillait à la crèche et dont j'ai une très belle photo tenant dans ses bras ma petite fille, si pâle en contraste avec son beau visage lumineux et paisible. Phillie vivait avec ses trois enfants et son mari dans un taudis et nous nous étions mobilisés (les parents de la crèche) pour lui trouver un logement décent. Quand elle avait enfin pu emménager, son mari était en phase terminale de la tuberculose qui lui rongeait les poumons. Nous nous étions cotisés pour lui offrir son billet de retour afin qu'elle puisse échapper à l'obligation d'épouser son beau frère -selon la tradition- après avoir ramené le corps de son mari chéri au pays. Phillie qui vécut son drame sans jamais le faire peser, affichant son ineffable sourire dès qu'un petit réclamait ses bras.
Je pensais à Lalahoum,  institutrice dans son Algérie natale mais qui n'avait pu faire valider son diplôme en France et travaillait dans une crèche dans le quartier des Minguettes à Vénissieux.. Elle m'expliquait qu'en arrivant en France, elle avait laissé ses enfants jouer dehors comme il était  naturel dans son pays  où tous les adultes sont responsables de tous les enfants et veillent à leur bonne conduite. Mais l'assistante sociale lui avait fortement déconseillé et elle se sentait obligée de les confiner dans son petit appartement par crainte "qu'ils tournent mal".  L'assistante sociale la morigénait parce qu'elle appliquait la consigne trop à la lettre. Le paternalisme / maternalisme des Blancs !
Je pensais à Pierrette, la collègue camerounaise,  qui mène d'une main ferme et efficace des projets de développement avec les femmes et les jeunes. A toutes ces jeunes Africaines avec qui j'ai travaillé et qui ont décidé après avoir fini leurs études de revenir chez elles pour que leur savoir aide leur pays à s'extraire du néocolonialisme qui continue à les vampiriser.
Je pensais aux petites filles jamaïcaines avec qui j'ai dansé, il y a longtemps, elles doivent avoir elles -mêmes des enfants. Nous dansions dans l'Ambassade de France qui nous avait accueillis à Kingston après le passage ravageur d'un cyclone qui avait détruit la plupart des habitats précaires de l'île. Elles dansaient leur joie d'avoir survécu et je dansais avec elle la gigue du bonheur d'encore exister.



Je pensais à tous ces artistes que j'aime Myriam Makeba, Manu Dibango, Angélique Kidjo et bien d'autres qui ne sont pas seulement de grands artistes mais des êtres de grande humanité.
Je pensais à Christiane Taubira, sa pugnacité et son humour et à son rappel du "principe humaniste que professe le concept africain d'unbuntu: Umuntu ngumuntu ngabantu, une personne est une personne grâce aux autres personnes".
Je pensais à cet homme politique, le seul qui m'ait inspiré un profond respect, Mandela, dont les puissants aphorismes ont beaucoup été cités mais je choisis celui-ci en la circonstance.


A tous ceux "qui ne voient pas où est le problème", je conseille de se déconfiner des certitudes de Blancs satisfaits de leur bonne chance d'être "bien nés" et de mériter leurs privilèges.  En tous cas qu'ils nous laissent respirer, nous tous qui sommes de simples humains à peau rose, jaune ou noire et à sang rouge pour qui l'air pur est une nécessité absolue. Parce que par les temps qui courent, ça pue!

mercredi 13 mai 2020

To touch or not to touch

Nous déconfinons et sur les radios on interroge : la "distance sociale" ça vous fait quoi ? Chacun de se récrier, il va respecter mais quand même c'est bien embêtant de ne pas pouvoir se toucher. On aime ça quoi ! Quid de la poignée de mains, de la bise et autres façons de s'accueillir, de faire entrer dans notre petite aire de respiration l'autre, éventuellement porteur de mort.
J'ai pensé avec d'autres que me voilà débarrassée de cette bise obligatoire même quand on ne connaît pas la personne,  mais comme il  se trouve au milieu de ceux qu'on embrasse familièrement, d'autres qu'on ne connaît pas, refuser de leur tendre la joue correspond à un affront. On sait que ces rituels d'accueil sont totalement culturels, qu'ils varient d'un pays à l'autre et d'un continent à l'autre. L’anglo-saxon est réputé plus volontiers distant que le Latin et en France selon qu'on est originaire de telle ou telle région, le nombre de bises varie d'où quelques embarras comiques qui valent quelques frottements de museaux inopinés.
Que va changer cet épisode à ces mœurs légères auxquelles on ne réfléchit pas dans le courant de la vie ordinaire  et qui soudain font obstacle. Il va falloir réfréner mais pas s'en tenir là et commenter  le fait qu'on ne le fait pas mais "que le cœur y est", compenser des gestes par des mots sans le secours même du sourire enfoui sous nos masques obligatoires.
Nous pourrions nous inspirer des Asiatiques, par exemple des Népalais qui saluent en joignant les mains sur leur poitrine, se penchent en avant avec déférence et prononcent  "Namasté", qui signifie "puissent nos esprits se rencontrer".


Ou porter notre main droite vers notre coeur en l'absence de la poignée de main qui va avec.
Remplacer le "bonjour" par "que la paix soit avec toi". N'avons nous pas pris l'habitude de conclure nos mails par "prenez soin de vous", ce qui ne nous serait pas venu à l'esprit avant que cela prenne le sens que la pandémie lui a donné. Il va être amusant de répertorier les substituts inventés pour se toucher à distance. Il serait bien dommage que cette période induise une ère de glaciation dans les relations humaines. Chacun chez soi et les virus seront bien gardés.

Ecoutant les commentaires de passants interrogés dans les rues déplorer que les gestes d'amour se trouvent figés en attendant le dégel des mesures actuellement assez férocement répressives, j'ai repensé à une scène qui m'avait profondément émue en Afrique. Nous visitions une forêt primaire sur les bords du lac Tanganika, en compagnie d'un ingénieur dépêché sur place pour en inventorier la faune et la flore. Nous sommes tombés par hasard au milieu d'une cérémonie paysanne d'un minuscule village en lisière. Après avoir parlementé pour nous faire admettre, notre ingénieur nous a introduit dans le rituel qui s'opérait sous nos yeux. Il s'agissait d'un groupe de jeunes gens qui dansaient une sorte de parade amoureuse sans se toucher. Ils ondulaient au rythme des tambours, s'éloignaient puis se rapprochaient et lorsqu'ils étaient au plus près, leurs têtes venaient au plus proche puis se retiraient avec un mouvement serpentin de leurs cous d'une très grande sensualité. C'était d'autant plus étonnant que le rythme était très rapide et que ce chassé croisé exigeait une belle maîtrise.
J'ai pensé que nous allions peut-être revenir vers une chasteté justifiée par le risque de la maladie mais qui permettrait de redonner au désir toute sa puissance après une période de gabegie consommatrice.
Ces gestes que nous faisions machinalement vont sans doute reprendre leur poids de gravité et leur rareté leur donner l'intensité qu'ils ont perdue.
Envie d'être optimiste aujourd'hui.
    
  

mercredi 29 avril 2020

La déconfiture des arrogants


Je republie un article que j'avais posté en 2008  il me semble tellement d'actualité.
J'y ajoute une petite illustration, ce que je ne pratiquais pas alors, mais qui en l'occurrence met au goût du jour ces quelques lignes. J'ajoute que ce temps de confinement qui me préserve des voyages m'oblige à les remplacer par d'interminables séquences de réunions électroniques et que j'en ai franchement marre.



"C'est formidable, je rencontre partout des articles où sont vantées les vertus de la coopération, de la solidarité, de la sobriété. Les conversions à "l'autre économie", à la régulation de l'Etat, l'invocation des mânes de Keynes fleurissent dans des cénacles où on vouait les unes et les autres aux gémonies il n'y a pas même trois mois. Ce serait à mourir de rire si on ne pressentait dans les discours opportunistes une tartufferie de première urgence, le temps de colmater, avant de repartir vers le cap du profit à tout crin. J'ai une pensée émue pour Ivan Illich et André Gorz qui ont quitté la planète avant de pouvoir assister à la déconfiture des arrogants dont ils avaient dénoncé l'immense et stupide cupidité. On ne pourrait que se réjouir de la cure d'amaigrissement infligée à la ploutocratie . Hélas, son impéritie va encore serrer d'un cran la ceinture de ceux qui crevaient déjà de faim et en augmenter les cohortes. Les autres reprendront très vite de belles couleurs."

mardi 21 avril 2020

Regard intérieur

Composition Regard intérieur 19 avril 2020. ZL

"je ne crois plus que celui qui se laisse détruire ou qui s'autodétruit avec des drogues et la misère soit un révolutionnaire : aujourd'hui, il faut vivre cent ans et davantage en bonne santé pour leur démontrer qu'on peut vivre une vie différente, sans faire une marchandise de son œuvre ou de ses idées"

"qu'est-ce que la vie si tu ne t'arrêtes pas un instant pour la repenser"

"la vie ne se laisse pas prendre par celui qui achète seulement les bons petits morceaux: ou tu la prends comme elle est, ou tu ne vis pas "

Goliarda Sapienza, Carnets, Le tripode, 2019.

mercredi 15 avril 2020

Confinement et délires.

Aujourd'hui, je n'ai pas envie d'écrire mais de partager deux textes que j'ai trouvé très forts et qui traduisent si bien le maelstrom d'émotions qui me traversent ces derniers jours.
Le premier est une révolte contre ces injonctions à être encore compétitifs dans notre isolement forcé. Bien "réussir son confinement". On est saoulés par les conseils  abondamment délivrés par nos bons bergers qui veillent sur le troupeau à l'arrêt et par  leurs propos lénifiants ou culpabilisants.
Non ce virus n'est une bonne chose pour rien ni personne

Le second est celui d'une française confinée à Venise et qui constate de quelle façon les vieilles personnes restent considérées dans leur besoin de vivre avec les autres alors qu'en France on envisage de les obliger à moisir plusieurs mois au delà du déconfinement "pour leur bien " alors qu'ilest évident que  ça risque de précipiter leur fin (c'est peut-être le projet caché). Mais je vous laisse découvrir le texte, précédé de cette magnifique photo de Venise déserte et paisible


Je vous écris d’une maison vénitienne où, chaque matin, je suis soulagée d’être réveillée par mes voisins du dessus. Leur radio, leurs apostrophes d’une pièce à l’autre, leurs rires, leurs cannes sur le parquet, leurs coups de fil à leurs proches dont je ne rate aucune péripétie…J’ai l’impression de faire partie de la famille! Mes voisins sont mari et femme, ils ont tous deux 94 ans et, comme la plupart des personnes âgées en Italie, ils vivent en paix chez eux, en compagnie de leurs souvenirs, dans les murs qui ont vu grandir leurs enfants. En Italie, seuls 1,6% des personnes âgées vont en maison de retraite, ce pis-aller inacceptable pour les italiens dont le sens de la famille s’étend à toutes les générations. Les « badanti », dames de compagnie ou aides-soignantes, secondent parfois les familles mais les enfants restent très présents dans le quotidien de leurs parents âgés.
Ce matin, je n’ai pas été réveillée par mes voisins car je n’ai pu trouver le sommeil. Le silence de la nuit vénitienne était aussi profond que d’habitude, l’air toujours aussi doux mais une idée entendue à la radio française me vrillait le coeur. Dans quel cerveau mal câblé, dans quel cœur aride, dans quelle âme dénuée de toute empathie a bien pu naître le projet d’interdire le déconfinement des personnes âgées jusqu’à la fin de l’année? Loin de moi l’ambition d’alimenter le débat sur les bienfaits ou les méfaits du confinement, je ne suis pas virologue. Mais en tant qu’être humain, je sais qu’on peut mourir de solitude, de chagrin, d’isolement. Je sais que, pour déclencher chaque matin la petite étincelle qui va nous remettre en piste pour une nouvelle journée, il faut avoir envie de vivre. Les projets, la curiosité mais surtout l’amour, l’amitié, la vie sociale nous font sourire à la vie.
A Venise, j’aime le spectacle des personnes âgées papotant sur les "campi", franchissant les ponts, grimpants les étages de leurs maisons sans ascenseur, parfois au bras de leur "badante", vaillantes parce que entourées et habituées à accomplir elles-mêmes le plus longtemps possible leurs tâches quotidiennes. Ici, les anciens sont respectés, ils sont une source inépuisable d’échanges, de conseils, ils font partie de notre vie et sont de toutes les réunions de famille.
Dans le pays d’où je viens, les plus âgés vivent souvent dans un monde parallèle, s’étiolent, rétrécissent puis meurent faute d’avoir encore leur place dans une société qui les considère comme des poids et voudrait les rendre invisibles.
Depuis des semaines, des millions de personnes de tous âges attendent de sortir de chez elles, de retrouver l’étincelle des matins nouveaux. Lorsque ce jour arrivera, aurons-nous le cœur de demander aux plus âgés d’attendre de longs mois encore pour revoir les êtres aimés, pour renouer avec leurs sorties, leurs habitudes, leurs loisirs, avec tout ce qui leur donne le désir de se lever et de jouir de leur droit inaliénable à vivre? Oserons-nous prétendre que c’est pour les protéger que nous prenons le risque de les voir s’étioler et s’éteindre comme des petites flammes affaiblies par le chagrin de la solitude et de l’abandon? Prendrons-nous le risque que la perte de tout désir de vivre tue bien plus que ce virus? Infantiliserons-nous, priverons-nous de leur libre-arbitre ceux qui nous ont mis au monde puis éduqués, aimés, soutenus? La vieillesse est un aussi un état d’esprit et je connais des octogénaires tellement plus jeunes que certains adolescents blasés!
Un jour nouveau se lève sur la Sérénissime, les mesures de confinement allégées nous redonnent quelque espoir de goûter enfin ce printemps. Pour les plus âgés, la vie se compte parfois en printemps, ceux que l’on a vécu, ceux que l’on vivra encore, ceux que l’on ne verra plus. « C’est dur de mourir au printemps, tu sais… » chantait Jacques Brel. On ne saurait mieux dire.
Arièle Butaux, Venise, 14 avril 2020
37 ème jour de confinement.

Petit conseil, aller voir le Journal de Jeanne qui compile quelques autres morceaux choisis 

mercredi 8 avril 2020

Désintoxication consumériste généralisée (jour X du confinement)

 



It Only Takes One to Break the Hive Mind Crédits : Misha Gordin*

"Autant le regarder en face : les voyages à l’étranger, en Europe, en France, la plage l’été, l’après boulot en terrasse, le boulot tout court pour certains, le nouvel Iphone tous les ans, le petit ciné avec les potes, les concerts et spectacles à plus de douze dans la salle, une croisière Costa Branletta all inclusive en mer âgée avec Christophe Barbier et toute la rédaction de Valeurs Actuelles…. Tout ça c’est fini pour un moment.(...) C’est à nous de reprendre la main sur ce "monde d'après" dont seules les grandes lignes sécuritaires semblent pour le moment se dessiner. Je ne sais pas de quoi ce monde sera fait, je sais en revanche qu’il ne faut pas l’aborder sous l’angle de la peur. Si nous y entrons effrayés, nous aurons tout perdu."

Le confinement m'invite à pérégriner de façon plus régulière dans la liste des blogs (ici sur la droite). C'est ainsi que j'ai découvert que Seb Musset tient un "journal du confinement dont j'ai extrait les phrases qui précèdent. Pour ma part, c'est un exercice que je n'ai pas eu envie de faire pour une raison fort simple : je trouverais malvenu de raconter mes journées de confinement alors qu'elles diffèrent peu de mes jours ordinaires à ceci près que je ne voyage plus comme auparavant ce qui loin de me déplaire m'offre une pause bienvenue. Les aéroports et les gares sont avantageusement remplacés par "zoom" et autres moyens de communication à distance et le télétravail étant ma manière habituelle ... Un peu indécent d'étaler mes journées au soleil à cultiver mon jardin ou devant la cheminée à lire - en ce moment "Carnets" de Goliarda Sapienza - laquelle d'ailleurs retrouve avec bonheur la paix et le silence du village de Gaéta après le tourbillon usant de la vie romaine.


Gaeta

Donc à part quelques complications pour se ravitailler et l'impossibilité de voir les copains le samedi après le marché (fermé bien-sûr), la vie est vivable.
En revanche, si le virus ne m'inquiète pas trop (peut-être ai-je tort, l'avenir le dira) la tournure sécuritaire qu'a pris le visage mondial ne me dit rien qui vaille et me fout vraiment la trouille quand j'envisage ses éventuels développements. Bien-sûr que ce serait l'occasion d'envoyer à la casse les énormes bateaux de croisière qui bousillent à peu près tout sur leur passage et répandent le servage touristique sur la planète. Évidemment qu'on devrait reconsidérer l'échelle des utilités sociales et mettre au chômage les vrais inutiles (liste trop longue à détailler ici mais citons au moins, les traders, les ingénieurs en balistique meurtrière et les publicitaires pour ne rien dire de tous les pompeux "experts télévisuels). Sans conteste devrait- on accélérer la mise en place des circuits courts d'approvisionnement des produits essentiels à la vie quotidienne et cesser de fabriquer et pire d'importer les énormes quantité de gadgets qui remplissent nos poubelles. Mais qui va prendre le tranchoir pour couper les fils de ces amarres pesantes au "business as usual". Pas ceux qui en tirent des fortunes vertigineuses, des prébendes insensées, des glorioles et des hochets clinquants.
Donc c'est nous les gens de peu qui devront nous organiser pour favoriser la mise en berne de toutes ces afféteries dispendieuses et retrouver du goût pour la vie simplifiée mais luxueuse d'un temps reconquis sur l'esclavage consenti. Ne pas oublier la grande leçon de la Boétie
Chose vraiment surprenante (...) c'est de voir des millions de millions d'hommes, misérablement asservis, et soumis tête baissée, à un joug déplorable, non qu'ils soient contraints par une force majeure, mais parce qu'ils sont fascinés et, pour ainsi dire, ensorcelés par le seul nom d'un, qu'ils ne devraient redouter, puisqu'il est seul, ni chérir, puisqu'il est, envers eux tous, inhumain et cruel.
Cesser de servir le Prince et surtout de nourrir le veau d'or et récupérer les coudées franches. 
A rebours de l'intitulé de l'illustration, je pense que nous devons, au contraire être nombreux.ses à foutre en l'air le théâtre et le plus pacifiquement possible, en refusant tel l'âne obstiné de revenir dans le foutu enclos.



*Il suffit d'une personne pour briser l'esprit de la ruche 
 

vendredi 27 mars 2020

Pour un monde sans pitié. Partager le souci de l'autre.



Je partage rarement ici ce que je considère comme appartenant à ma sphère professionnelle. Les circonstances actuelles m'ont invitée à exhumer un de mes articles qui a été publié en 2009. Il me semble qu'il résonne avec notre actualité. On peut le retrouver dans son intégralité ici.

« Où les enfants apprennent-ils, et de qui, ce que c'est que l'humain. L'échange, le partage, le don, la communauté, l'attention, la patience de l'autre, la simple jouissance de vivre ? Si tout cela ne vient pas des femmes, et de là où elles sont, dans le monde maintenant et plus seulement dans la famille, si cela ne vient pas d'elles , de qui est-ce que cela viendra ? » Annie Leclerc ( Hommes et femmes). cité par Nancy Huston in Passions d'Annie Leclerc Actes Sud 2007

Annie Leclerc avait considérablement impressionné le mouvement féministe dans les années 70 en refusant que la lutte des femmes se fasse par l'abandon, la négligence, la honte des valeurs féminines et en revendiquant au contraire leur force et leur beauté. Ce n'est pas lui faire offense que de la placer en exergue d'un texte qui s'efforcera de montrer en quoi « l'attention, la patience de l'autre » ne doivent plus être considérées comme naturellement « la cause des femmes » mais généralisées à une société. Après avoir rapidement évoqué les décalages entre ce que les textes de loi prétendent sur l'égalité au travail et la situation réelle des femmes sur le marché du travail, on examinera de quelle façon le soin aux personnes devrait évoluer pour permettre d'accéder à une société respectueuse de la dignité de chacun. (...)

Le sexe de la sollicitude ( Fabienne Brugère Le sexe de la sollicitude,Seuil, 2008)

Si on examine les métiers du social on constate une hyper féminisation de ce secteur avec de surcroît un avantage masculin plus important qui joue dans les professions très féminisées et permet aux rares hommes investissant ce secteur de progresser plus rapidement dans la hiérarchie. Ainsi trouve t-on des femmes à 97% parmi les conseillers en économie sociale et familiale, à 94,4% chez les éducateurs de jeunes enfants, pour deux tiers des éducateurs spécialisés et 91,8% des assistants sociaux.

Ces métiers se regroupent sous un terme anglosaxon le care, que la traduction par le substantif sollicitude ampute ou édulcore parce que le terme anglophone possède une aire sémantique plus vaste. En effet , le verbe to care : prendre soin, se préoccuper de, faire attention à et le nom care : souci, inquiétude, sollicitude, s'allient pour désigner une forme d'activité le caregiving.

Le terme utilisé par F. Brugère fait référence à une forme d'attention à l'autre, à la prise en compte de ses difficultés de sa vulnérabilité. Il n'a pas en France le sens qu'il a acquis dans les pays anglo-saxons d'un secteur entier de l'activité humaine qui s'est professionnalisé, précisément parce que le soin aux dépendants étaient auparavant la charge dévolue aux femmes au sein du foyer et que leur implication dans l'activité économique de production ne le permet plus. (...)

Accomplir cette fonction mobilise des compétences : l'attention consistant à reconnaître et prendre en compte les besoins de l'autre, un engagement qui va de pair avec la responsabilité, des savoir faire qui permettent d'agir à bon escient et une réceptivité qui favorise l'empathie sans projection de soi sur l'autre ou envahissement de soi par l'autre. L'empathie mobilise une compétence très spécifique bien connue des professionnels sous le terme de « bonne distance ».

Des métiers méprisés voire marginalisés.

L'ensemble du secteur souffre de marginalisation sociale, non seulement parce que ces tâches accomplies à la fois dans le domaine privé et dans le domaine public sont attachées dans l'imaginaire à ce qui « ne coûte rien » (l'exploitation millénaire du travail féminin), mais aussi parce qu'elles concernent la part vulnérable de l'humanité, lorsqu'elle est frappée de dépendance. L'incapacité de l'enfant, du handicapé, du vieillard, du malade place en abîme le fantasme de toute puissance, de maîtrise si fortement associé à la virilité dans l'imaginaire social.

Joan Tronto (Joan Tronto, Un monde vulnérable ; Pour une politique du care. La découverte. 2009 )rappelle que ce sont le plus souvent les catégories de la population les plus socialement vulnérables qu'on place à ces postes, marginalisant doublement les personnes issues de l'immigration. En France un nombre non négligeable des personnels soignants sont immigrés, leurs salaires et leurs statuts sont dévalorisés par rapport à leurs diplômes et aux tâches réelles effectuées.

Dans le cadre des formations que j'ai effectuées auprès de personnels d'accueil j'introduisais la sphère du « confort » comme domaine à égalité d'importance avec celle de l'administration, de l'éducatif ou du soin, ce qui ne manquait pas de choquer, tant on est habitué à considérer que s'occuper de l'entretien (du corps, des espaces, de la nourriture etc) ne requiert pas de compétence spécifique.

Réhabiliter le souci de l'autre : une dimension politique.

Il s'agit essentiellement de déconstruire le lien entre travail du care et féminité, sentimentalité et proximité. Ce n'est que grâce à ce découplement et à celui qui tend à faire reposer cette partie inaliénable d'un fonctionnement social harmonieux sur les épaules de personnes précarisées dans leur citoyenneté et dans leur survie que la question de la justice peut être reconsidérée.

Pour un monde sans pitié, partager le souci des autres.
Pour dédouaner la personne qui a besoin de façon provisoire ou plus chronique de la compassion et de la douloureuse humiliation de la pitié, il faut changer de paradigmes et leur substituer la solidarité fondée sur la réciprocité. Chacun a eu et aura affaire aux soins prodigués par un autre (et plus encore les puissants suffisamment privilégiés pour oublier à quel point ils dépendent de dispensateurs de soins). Il s'agit donc de remodéliser un art du vivre ensemble qui distribue entre les sexes la prise en charge nécessaire de ceux qui n'ont pas encore ou n'ont plus l'autonomie pour le faire. On peut en constater les prémisses dans un début de partage du soin des enfants entre les parents, qui a beaucoup progressé dans les deux dernières décennies.

Il s'agit aussi de revoir les échelles de l'utilité sociale pour que cette fonction recouvre le niveau d'importance qu'elle a de fait et lorsqu'elle donne lieu à une activité rétribuée, le salaire devrait être décent.

Enfin qui plus que quiconque peut se réclamer de la citoyenneté du pays où il vit, lorsqu'il consacre son énergie à maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible .

« Pour douce que soit sa musique à nos oreilles, l’idéologie de la compassion est en elle-même l’une des influences principales qui subvertissent la vie civique, car celle-ci dépend moins de la compassion que du respect mutuel. Une compassion mal placée dégrade aussi bien les victimes, réduites à n’être que des objets de pitié, que ceux qui voudraient se faire leurs bienfaiteurs et qui trouvent plus facile d’avoir pitié de leurs concitoyens que de leur appliquer des normes impersonnelles qui donneraient droit au respect à ceux qui les atteignent. » Christopher LASCH 1996 « Communautarisme ou populisme ? Éthique de la compassion et éthique du respect », La Révolte des élites, Climats)

Remplacer le compassionnel par la généralisation d'une «universelle empathie» et son exercice comme une des plus hautes valeurs d'une société.