vendredi 27 mars 2020

Pour un monde sans pitié. Partager le souci de l'autre.



Je partage rarement ici ce que je considère comme appartenant à ma sphère professionnelle. Les circonstances actuelles m'ont invitée à exhumer un de mes articles qui a été publié en 2009. Il me semble qu'il résonne avec notre actualité. On peut le retrouver dans son intégralité ici.

« Où les enfants apprennent-ils, et de qui, ce que c'est que l'humain. L'échange, le partage, le don, la communauté, l'attention, la patience de l'autre, la simple jouissance de vivre ? Si tout cela ne vient pas des femmes, et de là où elles sont, dans le monde maintenant et plus seulement dans la famille, si cela ne vient pas d'elles , de qui est-ce que cela viendra ? » Annie Leclerc ( Hommes et femmes). cité par Nancy Huston in Passions d'Annie Leclerc Actes Sud 2007

Annie Leclerc avait considérablement impressionné le mouvement féministe dans les années 70 en refusant que la lutte des femmes se fasse par l'abandon, la négligence, la honte des valeurs féminines et en revendiquant au contraire leur force et leur beauté. Ce n'est pas lui faire offense que de la placer en exergue d'un texte qui s'efforcera de montrer en quoi « l'attention, la patience de l'autre » ne doivent plus être considérées comme naturellement « la cause des femmes » mais généralisées à une société. Après avoir rapidement évoqué les décalages entre ce que les textes de loi prétendent sur l'égalité au travail et la situation réelle des femmes sur le marché du travail, on examinera de quelle façon le soin aux personnes devrait évoluer pour permettre d'accéder à une société respectueuse de la dignité de chacun. (...)

Le sexe de la sollicitude ( Fabienne Brugère Le sexe de la sollicitude,Seuil, 2008)

Si on examine les métiers du social on constate une hyper féminisation de ce secteur avec de surcroît un avantage masculin plus important qui joue dans les professions très féminisées et permet aux rares hommes investissant ce secteur de progresser plus rapidement dans la hiérarchie. Ainsi trouve t-on des femmes à 97% parmi les conseillers en économie sociale et familiale, à 94,4% chez les éducateurs de jeunes enfants, pour deux tiers des éducateurs spécialisés et 91,8% des assistants sociaux.

Ces métiers se regroupent sous un terme anglosaxon le care, que la traduction par le substantif sollicitude ampute ou édulcore parce que le terme anglophone possède une aire sémantique plus vaste. En effet , le verbe to care : prendre soin, se préoccuper de, faire attention à et le nom care : souci, inquiétude, sollicitude, s'allient pour désigner une forme d'activité le caregiving.

Le terme utilisé par F. Brugère fait référence à une forme d'attention à l'autre, à la prise en compte de ses difficultés de sa vulnérabilité. Il n'a pas en France le sens qu'il a acquis dans les pays anglo-saxons d'un secteur entier de l'activité humaine qui s'est professionnalisé, précisément parce que le soin aux dépendants étaient auparavant la charge dévolue aux femmes au sein du foyer et que leur implication dans l'activité économique de production ne le permet plus. (...)

Accomplir cette fonction mobilise des compétences : l'attention consistant à reconnaître et prendre en compte les besoins de l'autre, un engagement qui va de pair avec la responsabilité, des savoir faire qui permettent d'agir à bon escient et une réceptivité qui favorise l'empathie sans projection de soi sur l'autre ou envahissement de soi par l'autre. L'empathie mobilise une compétence très spécifique bien connue des professionnels sous le terme de « bonne distance ».

Des métiers méprisés voire marginalisés.

L'ensemble du secteur souffre de marginalisation sociale, non seulement parce que ces tâches accomplies à la fois dans le domaine privé et dans le domaine public sont attachées dans l'imaginaire à ce qui « ne coûte rien » (l'exploitation millénaire du travail féminin), mais aussi parce qu'elles concernent la part vulnérable de l'humanité, lorsqu'elle est frappée de dépendance. L'incapacité de l'enfant, du handicapé, du vieillard, du malade place en abîme le fantasme de toute puissance, de maîtrise si fortement associé à la virilité dans l'imaginaire social.

Joan Tronto (Joan Tronto, Un monde vulnérable ; Pour une politique du care. La découverte. 2009 )rappelle que ce sont le plus souvent les catégories de la population les plus socialement vulnérables qu'on place à ces postes, marginalisant doublement les personnes issues de l'immigration. En France un nombre non négligeable des personnels soignants sont immigrés, leurs salaires et leurs statuts sont dévalorisés par rapport à leurs diplômes et aux tâches réelles effectuées.

Dans le cadre des formations que j'ai effectuées auprès de personnels d'accueil j'introduisais la sphère du « confort » comme domaine à égalité d'importance avec celle de l'administration, de l'éducatif ou du soin, ce qui ne manquait pas de choquer, tant on est habitué à considérer que s'occuper de l'entretien (du corps, des espaces, de la nourriture etc) ne requiert pas de compétence spécifique.

Réhabiliter le souci de l'autre : une dimension politique.

Il s'agit essentiellement de déconstruire le lien entre travail du care et féminité, sentimentalité et proximité. Ce n'est que grâce à ce découplement et à celui qui tend à faire reposer cette partie inaliénable d'un fonctionnement social harmonieux sur les épaules de personnes précarisées dans leur citoyenneté et dans leur survie que la question de la justice peut être reconsidérée.

Pour un monde sans pitié, partager le souci des autres.
Pour dédouaner la personne qui a besoin de façon provisoire ou plus chronique de la compassion et de la douloureuse humiliation de la pitié, il faut changer de paradigmes et leur substituer la solidarité fondée sur la réciprocité. Chacun a eu et aura affaire aux soins prodigués par un autre (et plus encore les puissants suffisamment privilégiés pour oublier à quel point ils dépendent de dispensateurs de soins). Il s'agit donc de remodéliser un art du vivre ensemble qui distribue entre les sexes la prise en charge nécessaire de ceux qui n'ont pas encore ou n'ont plus l'autonomie pour le faire. On peut en constater les prémisses dans un début de partage du soin des enfants entre les parents, qui a beaucoup progressé dans les deux dernières décennies.

Il s'agit aussi de revoir les échelles de l'utilité sociale pour que cette fonction recouvre le niveau d'importance qu'elle a de fait et lorsqu'elle donne lieu à une activité rétribuée, le salaire devrait être décent.

Enfin qui plus que quiconque peut se réclamer de la citoyenneté du pays où il vit, lorsqu'il consacre son énergie à maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible .

« Pour douce que soit sa musique à nos oreilles, l’idéologie de la compassion est en elle-même l’une des influences principales qui subvertissent la vie civique, car celle-ci dépend moins de la compassion que du respect mutuel. Une compassion mal placée dégrade aussi bien les victimes, réduites à n’être que des objets de pitié, que ceux qui voudraient se faire leurs bienfaiteurs et qui trouvent plus facile d’avoir pitié de leurs concitoyens que de leur appliquer des normes impersonnelles qui donneraient droit au respect à ceux qui les atteignent. » Christopher LASCH 1996 « Communautarisme ou populisme ? Éthique de la compassion et éthique du respect », La Révolte des élites, Climats)

Remplacer le compassionnel par la généralisation d'une «universelle empathie» et son exercice comme une des plus hautes valeurs d'une société.

jeudi 5 mars 2020

Escapade en nostalgie

Mon amie chérie voulait passer quelques jours à Sète. Retrouvailles avec la belle bleue, enfin un peu moins bleue, le temps était instable.


Propice pour la visite du Musée Paul Valéry. Plusieurs salles d'exposition Les collections permanentes se composent essentiellement d’œuvres du XIXème siècle

Le fonds illustre par ailleurs très largement les deux écoles sétoises qui, au XXe siècle, ont donné à la ville sa renommée dans le domaine des arts plastiques : le Groupe Montpellier-Sète (François Desnoyer Jean-Raymond Bessil, Gérard Calvet, Gabriel Couderc, Camille Descossy, Georges Dezeuze et Pierre Fournel) et la Figuration Libre (représentée notamment par des œuvres de Robert Combas et de Hervé Di Rosa). (extrait du site)


Gabriel Couderc (1905-94)  Le Port de Sète, le matin (1948)
La salle réservée à Paul Valéry  rassemble manuscrits et dessins du poète. les lettres à sa petite fille sont très émouvantes. 
Dans une salle, une vidéo nous donne à lire le fameux poème Le Cimetière marin pendant qu'il se déroule par la voix de Daniel Mesguish

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !  

Paul Valéry repose sous une stèle très simple dans le fameux  Cimetière Marin au bas du Mont Saint Clair d'où on peut contempler la mer. 

 

Cette toile de Robert Combas (capture personnelle, donc pas excellente) en hommage à Brassens et sa chanson "Dans l'eau de la claire fontaine", une manière de transition vers l'Espace qui lui est dédié.
On visite l'espace Brassens avec la voix de Georges dans les oreilles, on découvre des instantanés de sa vie qu'on ignorait, on contemple sa belle écriture serrée, on réécoute "Trompettes de la renommée" 
en se disant qu'il n'aurait pas supporté notre époque d'exhibition forcenée, on contemple les fossettes de ses sourires qui attestent de l'extrême générosité de l'homme en savourant la modestie de ses propos. Cette modestie qu'on retrouve sur sa tombe, dénichée après avoir tourné au milieu de marbres arrogants dans le cimetière près de l'étang où repose près de lui la femme qu'il n'a pas demandé en mariage mais qui a été unie à lui jusqu'à sa mort. Joha Heiman, dite Püpchen ("petite poupée"), née sur les bords de la Baltique en Estonie lui a sans doute inspiré plusieurs de ses plus belles chansons / poèmes.


Entre temps, un film, "Un divan à Tunis" avec l'actrice iranienne Golfisteh Faharani (magnifique). On a reproché au film ses clichés sur la société tunisienne. La réalisatrice est franco tunisienne et son choix de Golfisteh Faharani plutôt qu'une actrice tunisienne a peut-être pour motif de protéger l'interprète de problèmes dans son pays. C'est une comédie grave sur le retour au pays quand on n'y est pas né soi-même et le choc culturel que vit le pays lui-même qui redécouvre la liberté d'expression après des années de dictature tout en restant enfermé dans les dogmes d'une société patriarcale. Une illustration de la nostalgie des racines, d'un lieu où elle se croit "appelée pour faire du bien à tous ces gens qui n'ont pas de lieu où déverser les confusions, les incohérences qui les habitent.

En allant déjeuner à la Pointe Courte, nous retrouvons une autre de nos idoles défuntes, Agnès Varda qui a immortalisé ce quartier de pêcheurs, épargné par la spéculation immobilière, qui sent la vase et la sardine grillée. Le pont de chemin de fer trouble la beauté des lieux et le calme de l'eau.  Déguster une salade du pêcheur en contemplant la vue sur l'étang de Thau, il faisait encore soleil. Repartir en se promettant de revenir. Sète est une ville où on a envie de s'établir pour y couler de vieux jours heureux.



" Faites semblant de pleurer, mes amis, puisque les poètes ne font que semblant d'être morts." Jean Cocteau