mercredi 20 mai 2015

Un temps déraisonnable

 "C'était un temps déraisonnable"... Paris drainait entre Montmartre et Montparnasse du Bateau Lavoir à la Ruche,  tous les grands illuminés du début du siècle. Ils vivaient dans des gourbis, ne mangeaient pas toujours à leur faim mais ils embrasaient le monde des arts  et des lettres, ils s'appliquaient à réduire en poussière les corsets que la bienséance bourgeoise avait accrochés aux corps et aux esprits. 
Bohèmes 
 Il y a eu de ferventes bagarres entre les Anciens et les Modernes. On se conviait sur le pré, on tirait en l'air pour effrayer un contradicteur, on prenait au sérieux la fête et l'excès. Mais avant tout on créait sans cesse et à tout prix. Picasso, Braque, Modigliani, Apollinaire, Pascin, Desnos, Breton, Man Ray, Diaghilev, Rodin et bien d’autres, inventaient le siècle. Le cubisme faisait fuir les rombières et enchantait les prospecteurs de nouveauté qui firent fortune de leurs intuitions et rendirent riches et célèbres certains de ces anciens pauvres.
Puis la guerre est venue. Certains s'y sont engagés et y ont laissé leur crâne (Apollinaire), leur bras (Cendrars) ou leur raison.
Dan Franck nous invite à revivre à leurs côtés leur intimité avec la création, leurs querelles et leurs jalousies, leurs amitiés et leurs amours. Le livre est un monument d'érudition, l'auteur a puisé directement dans les écrits des artistes ou de ceux qui les ont intimement fréquentés. Il s'y conjugue grands évènements fondateurs de l'Art et heurs et malheurs des artistes.   Cela donne des entremêlements de points de vue des uns sur les autres qui nous restituent à vif douleurs et enthousiasmes. Modigliani meurt pauvre, sa femme enceinte de leur deuxième enfant se suicide peu après. Pascin dépense sans compter et abreuve généreusement tous ceux qui lui montrent quelque amitié. Picasso se tient à distance, il est le prince incontesté dont Max Jacob et Apollinaire se disputent la préférence. On croise Kiki de Montparnasse et toutes les égéries des artistes, grands consommateurs de modèles ou de muses. Aragon rencontre Elsa qui jette sur lui son dévolu. On voit naître également le marché de l'art et s'amasser les collections qui trônent désormais dans les grands musées du monde. Les cafés de Montparnasse naissent, la Rotonde, le Sélect, La Closerie deviennent les ports d'attache des célébrités nouvelles ou à venir. Le livre est truculent, une anecdote par page, les cocasseries les plus inouïes, Dada et les surréalistes dans leurs frasques, les coups d'éclat des excentriques qui ne veulent surtout pas risquer le conformisme. Au total, moins des analyses de l'art que le matériau de vie frémissante, hasardeuse, qui le nourrit.
 Ce tome restitue les trente premières années.  Libertad et Minuit poursuivent la mise en scène des "aventuriers de l'art moderne". Je ne les ai pas encore lus. A suivre sans doute...

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Un petit mot sur un opus beaucoup plus mince, mais dont le propos remet en scène l'horreur de la grande guerre que décrivaient Apollinaire ou  Cendrars, largement cités par Dan Franck.
« À une heure de l’après-midi, avec la chaleur qui écrasait la ville, les hurlements du chien étaient insupportables. Il était là depuis deux jours, sur la place Michelet et, depuis deux jours, il aboyait. C’était un gros chien marron à poils courts, sans collier, avec une oreille déchirée. Il jappait méthodiquement, une fois toutes les trois secondes à peu près, avec une voix grave qui rendait fou.
Dujeux lui avait lancé des pierres depuis le seuil de l’ancienne caserne, celle qui avait été transformée en prison pendant la guerre pour les déserteurs et les espions. Mais cela ne servait à rien. » 

Jean Christophe Rufin à partir d'un fait divers que lui a raconté un ami,  nous livre un roman moins de la guerre que de l'après guerre où les hommes renvoyés à la vie civile sont  désormais amers et désolés. Chez Rufin un fond d'optimisme relève toujours le propos grave. Comme l'histoire est construite sur une enquête, on ne lâche le collier rouge que lorsqu'on a eu le fin mot de l'affaire. Un petit moment profond et délicieux. 

Sur Bohèmes, je renvoie à Tania qui en avait proposé une subtile et alerte présentation

8 commentaires:

Tania a dit…

J'ai beaucoup aimé me plonger dans ce temps "déraisonnable" avec Dan Franck qui fait revivre toute cette bande sous nos yeux. Merci de me rappeler les titres qui suivent, ils me tentent aussi.

Dominique Hasselmann a dit…

Dan Franck a gardé son esprit de jeunesse et de révolte, il est normal qu'il se soit intéressé à cette époque où l'art n'était pas séparable de l'engagement politique (comme André Breton l'a montré) et où la création faisait la nique à la barbarie passée, présente ou future.

Maintenant, il ne nous resterait plus que "Charlie Hebdo" (si tous ses acteurs n'ont pas quitté le navire, tués... ou dégoûtés à la fin) ?

Zoë Lucider a dit…

@Tania, votre billet m'avait échappé, il est beaucoup plus complet que le mien, du coup je l'ajoute en lien.
@DH, en effet le navire de CH semble prendre l'eau. Un délitement prévisible ?

Sophie K. a dit…

Très jolie chronique. (Tu m'as donné envie de lire le Dan Franck, merci !)

Zoë Lucider a dit…

@Sofka, te revoilà Pomponnette :-)
Bohèmes tu devrais aimer je crois.

Unknown a dit…

Dan Franck monte son petit spectacle...

Un compte rendu d'époque serait beaucoup moins romancé... et briserait les illusions.

la bacchante a dit…

Le week-end dernier, j'étais au festival Etonnants Voyageurs et ai vu un documentaire consacré à Gallimard et Grasset. Intéressant de voir comment l'un et l'autre s'en sont tirés d'une guerre à l'autre.

Zoë Lucider a dit…

@DD hello ! Pas d'illusions chez Dan Franck même si romancé.
@la bacchante, il semblerait en effet que la guerre n'ait pas été désastreuse pour tout le monde