jeudi 20 juin 2013

Pas pleurer

"Quelques êtres ne sont ni dans la société ni dans la rêverie.  
Ils appartiennent à un destin isolé, à une espérance inconnue.
Leurs actes apparents semblent antérieurs à la première inculpation
du temps et à l'insouciance des cieux.  
Nul ne s'offre à les appointer.
L'avenir fond devant leur regard.  
Ce sont les plus nobles et les plus inquiétants."
René Char
 

Vendredi, Lydie Salvayre présentait son dernier livre à la librairie Ombres Blanches (Toulouse). "Sept femmes ", "sept allumées pour qui l'écriture n'est pas un supplément d'existence, mais l'existence même."
Elles ont en commun d'avoir eu un destin plutôt malmené sauf Colette qui a su mener sa barque et vivre sa liberté sans trop d'entraves. Comme Lydie, j'ai aimé, à 16ans, l'écriture flamboyante et la vie joyeusement iconoclaste de Colette. Puis j'ai cessé de la lire. Lydie , l'exprime ainsi : "son côté popote m'insupporte".
Les autres ont eu toutes les pires difficultés pour être reconnues de leur vivant. Le cas le plus désespéré est sans doute celui de Marina Tsvetaeva qui est considérée désormais comme l'un des plus grands poètes russes du vingtième siècle,mais a trouvé porte close auprès de nos gens de lettres lorsqu'elle était en exil à Paris. Elle a entretenu avec Pasternak (son grand amour) et Rilke une correspondance magnifique où elle décrit les conditions de misère qu'elle affronte avec ses deux enfants. Elle  finit par se suicider en 1941, alors qu'elle n'a plus nulle part où aller dans cette Russie en proie à la guerre et qu'elle avait fuie pour tenter d'échapper à la sinistrose que le stalinisme répandait dans sa folie meurtrière.
Elles partagent ces femmes le destin douloureux d'artistes qui n'ont pas de place dans un monde (la littérature) dominé par les écrivains masculins. Et même si Virginia Woolf ne subit pas les assauts de la misère qu'affrontent Tsvetaeva ou Djuna Barnes (qui elle, finit sa longue vie -90 ans- en recluse), elle doit se battre contre cette maladie qu'on nomme la bipolarité qui fait succéder à des périodes d'euphorie de graves dépressions.
Elles ont également en commun un goût farouche de la liberté, de l'indépendance, à une époque où les femmes étaient censées dépendre d'un mari à qui elles devaient obéïssance. Lorsque Emilie Brontë ose faire paraître "les Hauts de Hurlevent" et son Heathcliff, héros romantique, sombre, possédé par un amour impossible, et tenaillé par le désir de vengeance, le livre fait scandale, "les critiques sont horrifiés (...) jugent l'histoire invraisemblable, les personnages ignobles, les passions débridées, le tout écrit en l'absence totale de morale et dans un style des plus grossiers, voire répugnant". Comment cette jeune fille qui a si peu vécu a-t-elle si bien reconnu en l'être humain les puissances du mal
Je connais moins Sylvia Plath   et pas du tout Ingeborg Bachmann.   La première obtiendra le prix Pulitzer à tire posthume en 1982,  (elle se suicide en 1963). Thomas Bernhard qui s'y connaissait en noirceur avait dit de Ingeborg Bachmann : "Elle avait comme moi, trouvé très tôt déjà l'entrée de l'enfer, et elle était entrée dans cet enfer au risque de s'y perdre prématurément ". Ce qu'elle fit.

Lydie Salvayre parle de ces femmes avec toute l'empathie qu'elles lui inspirent et l'admiration qu'elle leur voue. Des vies consacrées à l'écriture au risque de leur propre vie. "La postérité a justifié la passion de leur engagement, célébré leur talent et patenté leurs oeuvres". Ses "admirées" sont "d'un autre temps, d'avant Goldmann Sachs et d'avant le storytelling, mais dont les mots parlent encore dans nos bouches pour peu que l'on consente à les tenir vivants"

Comme quelqu'un lui demandait pourquoi ce titre "Sept femmes"Lydie nous a confié que ce n'était pas son titre initial. Celui qu'elle avait choisi était "Pas pleurer", une injonction qui vaut pour toutes qui refusaient le pathos ( pas assez vendeur...). C'est d'ailleurs le paradoxe de ces destins. Car ces femmes qui   aimaient la vie, l'amour,(...) détestèrent la maladie autant que la douleur et se moquèrent de leur abject recyclage littéraire, vécurent presque toutes un destin malheureux.
Et ce pour quoi Lydie Salvayre qui déteste elle-même, de façon instinctive, (comme je la comprend), le goût du malheur,  leur voue une admiration totale (et je la suis, au moins pour celles que je connais), c'est"leur puissance poétique", "la grâce de leur écriture, le retournement qu'elles opéraient  sur les forces de mort et leur pouvoir de conjuguer l’œuvre avec l'existence".
C'est aussi pour cela que j'aime Lydie Salvayre, l'écrivain et la personne, une belle personne.

Photo ZL 19 juin 2013 
 

15 commentaires:

Tania a dit…

Son choix était meilleur ! Pourquoi ce titre-ci qui flirte avec le cinéma ? qui ne parle pas de ce qui les faisait vivre : l'écriture, la littérature ?
En tout cas, un livre d'admiration que je ne manquerai pas, j'aime la plupart de ces écrivaines. Je reviens à Virginia Woolf toute la semaine prochaine, si cela vous parle.

Frederique a dit…

Bonjour Zoé,
Peut-être pourras-tu écouter sur France Culture ce lien "La nuit rêvée de Lydie Salvayre : http://www.franceculture.fr/emission-la-nuit-revee-de-la-nuit-revee-de-lydie-salvayre-2012-12-02
Puis-je te suggérer de lire les "carnets de Marina T..." publiés, enfin, en 2008 aux Ed. des Syrtes ?
Et te communique le lien d'Esprits Nomades (une mine) : http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/tsvetaeva/tsvetaeva.html
Bien, j'arrête là :-) mais ne manquerai pas, si je le trouve en mediathèque, de "savourer" ce Lydie Salvayre.

la bacchante a dit…

Oui Pas pleurer.

patrick.verroust a dit…

Les femmes, probablement admirables, ne sont pas tout à fait anonymes.
Combien d’œuvres de femmes et d'hommes, peut être supérieures à celles qui passèrent les chicanes de l'édition et de la renommée sombrèrent dans un oubli abyssal, ignorées,incomprises,détruites?
Nous ne savons pas tout ce que nous ignorons.

Anonyme a dit…

J'aime beaucoup Lydie Salvayre aussi, la femme comme l'écrivain, et ce livre est fabuleux surtout si on connaît les œuvres de ces femmes car l'écho est plus grand. Ceci dit, j'ai découvert grâce à elle Ingeborg Bachmann et Djuna Barnes, que je n'ai jamais eu l'occasion de lire, et dont elle éveille furieusement l'envie!
Calou

christw a dit…

J'ai apprécié ce billet et je suis certain d'apprécier ce livre consacrés à des femmes dévouées à la littérature.
Et l'occasion de découvrir un ouvrage de Lydie Salvayre qui m'a déjà tendu les bras quelquefois(Au figuré je vous assure) au détours des bibliothèques.

JEA a dit…

Sylvie Germain :
- "Ecrire est le plus sérieux des jeux. Dans le territoire du roman, on écrit un peu à la façon dont on joue à la marelle, on pousse les mots de ligne en ligne, de page en page, on avance à cloche-main, et les espaces traversés ne sont pas sans danger."

Sophie K. a dit…

J'aimais mieux "Pas pleurer", moi aussi. "Sept femmes", ça rappelle Ozon (dont je n'aime pas les films)(du tout).

zoe lucider a dit…

@tous, je suis partie en Corse, sans ordi. j'ai emprunte son ipad a une copine (je ne trouve pas les accents). je vous repod des mon retour. zoe

Zoë Lucider a dit…

@Tania, oui, un exercice d'admiration et qui donne envie de lire ou de relire les auteures. Je vais aller voir votre VW.
@Frederique, merci pour tous ces liens, je vais essayer de m'en repaitre même si le retour de Corse est difficile: tout ce qui m'attendait de pied ferme. Pfou!
@la bacchante, surtout pas!
@Calou, je vais relire le bois de la nuit qui est parait-il épuisé désormais mais doit bien se trouver dans une bonne bibliothèque. Il m'avait été offert.
@christw, si vous lisez un livre de LS, vous aurez envie de lire tous les autres. Commencez pas "La compagnie des spectres" ou "Les bonnes âmes".
@JEA, quel bonheur de vous revoir sous l'arbre avec vos bonnes citations!
@Sofka, selon Lydie, ce choix qui relève d'une politique éditoriale a été fait justement pour rappeler ce film d'Ozon. Quels pignoufs!

Vinosse a dit…

Osons la différence !

Zoë Lucider a dit…

@Vinosse, osons oser.

Vinosse a dit…

Si tu insistes, je me fais appeler Joséphine !

Laure K. a dit…

meci Zoé, par ce billet tu me remets le livre dans la tête. Et puis un regard aussi tendre sur l'ouvrage et les intention de son auteur.

Amitiés,
Laure

El a dit…

Formidable, je vais le lire, après "Elles" de VW (recueil de textes sur des auteures, "Journal de la création" de Nancy Huston, et "Lait noir" d' Elif Shafak", mon sujet de prédilection du moment étant l'écriture et les femmes !