vendredi 6 janvier 2012

Brève rencontre

Un jour parmi ces jours, un type que je n’avais vu qu’une fois, dans un de ces raouts commercialo - artistiques ou l’inverse, s’est trouvé assis à la table proche de celle où je dégustais un petit noir. Je tentais de me remémorer le lieu, on y discourait sur les ressorts de l’hallucination qui dépassent de très loin ceux de la plate réalité, dont on conviendra cependant qu’elle dissimule son pesant d’hallucination. Divers adeptes de l’exercice nous livraient des éclats de leur jeu de miroir. Une petite tribu de zélotes relançait aimablement la chaîne des mots.

Bref, cet homme, avec qui j’avais échangé quelques commentaires sur les aléas de la rencontre entre émetteurs et récepteurs, s’en est souvenu.

Je le fixais un peu obstinément, prise par le jeu de mes neurones cherchant à remonter la piste.

Je le reconnaissais, mais ne parvenais pas à reconstituer le décor.

Sensible à mon regard sur son profil, il s’est tourné vers moi. J’ai esquivé prestement en reprenant ma tasse en main. Il a dit sur le ton le plus plat la date et le lieu. Puis il s’est invité à ma table, m’a tendu la main.

« Bonjour »

Après quelques mondanités embarrassées, nous allions passer aux aveux.

Que dire à un inconnu, dont vous n’avez partagé qu’un petit laps de temps, un de ces jours de frottement entre inconnus.

Très vite, il vous sera demandé sur quelle case de l’échiquier vous tenez vos deux pieds fermement arrimés. Êtes-vous marié (e) ? Si oui avec enfant (s) ? Comment vous débrouillez-vous avec l’argent, la carrière, la notoriété, la gloire ?

Il s’est mis à rêvasser, en me prenant à témoin, sur le vertige des enseignes, reflétées par les pare-brise des voitures se languissant sous la pluie.

C’était justement ce qui m’avait absorbée avant qu’il ne prenne place à mes côtés.

J’ai aimé cette pause complice.

Alors que nous nous délections en silence du jeu des couleurs découpées sur les profils blafards des conducteurs, une jeune femme est passée en travelling sous nos yeux, revêtue d’un trench- coat caramel, les cheveux séparés en longues mèches dégoulinantes. Elle a emprunté le passage piéton et mon comparse s’est attardé sur sa silhouette.

Et moi donc ! J’ai failli me jeter hors du Café, mon esprit l’a fait. Il est allé se placer face à cette femme, ce fantôme à nouveau incarné. Mon corps n’a pas émis un soupçon de ce transport.

L’homme m’a achevée.

- Si on s’abandonnait à nos penchants, on suivrait chaque jour une nouvelle femme. Chaque jour, une mystérieuse vous sollicite. Hélas, on ne peut se permettre une telle fantaisie. Hélas ou heureusement, nous ne sommes pas des héros.

La plaie de l’humanité, c’est le personnage du héros. L’héroïsme consiste, sous le prétexte de l’exemple, de l’émulation des masses amorphes, à renoncer à sa propre vie pour atteindre une notoriété éternelle.

Nos héros modernes conjuguent tous les talents y compris d’échapper à la sanction du sacrifice. Ils meurent en bonne santé, jusqu’à leur dernier souffle entourés d’aréopages d’assistants chargés de déguiser leur agonie en théâtre de la dignité (…)

(J’éviterai de signaler mes maigres ponctuations propres à encourager le propos de mon improbable partenaire.)

- Ce dernier siècle aura vraiment été encombré de « héros ». Toute forme de manifestation donne désormais lieu à ces élections dérisoires qui placent sur des cous fragiles la pesante couronne. Les héros sont fatigants.

(…)

- Nous avons aboli la royauté et nous avons remplacé le Roi Soleil par l’Empereur Nucléaire, nous sommes bien avancés !

(…)

- J’ai tendance à parler tout seul. Je ne sais plus pourquoi je me suis lancé. C’est un peu goujat de ma part, excusez-moi. Je ne sais pas, cette femme qui passait…

Ne vous méprenez pas, Je ne suis qu’un rêveur immobile. Et bavard. Je suis un solitaire qui n’a pas tout à fait renoncé au plaisir du soliloque partagé.

Il s’est levé, m’a tendu la main

- C’était un plaisir de vous rencontrer. Vous avez une belle voix.

Je n’avais pas prononcé dix mots.

Extrait de La voisine. (inédit)

Illus Pochoir sur un mur de Paris

37 commentaires:

JEA a dit…

Inédit ?
Jadis et naguère nous envisageâmes la création récréative d'une maison d'édition pour que des voisins et voisines puissent voir fleurir dans les vitrines leurs livres déjà ou pas encore refusés ailleurs...

saravati a dit…

Bonjour Zoë
On s'est croisées il y a bien longtemps sans jamais s'accrocher.
En passant chez JEA, je retombe chez vous et la chute est bien agréable, croyez-moi !
Peut-être que ce genre de personnages est plus courant que l'on ne le croie ! J'ai, personnellement, un ami de longue date qui correspond au profil. Comme je suis plutôt du genre réservé, quand je le rencontre dans un groupe, je n'arrive pas à faire ma place face à son public (il est plutôt du genre cabot). Il n'y a qu'au téléphone que je parviens sans trop d'effort à équilibrer le discours. Je me demande s'il lui arrive parfois d'être aphone (il est chanteur lyrique, ce serait une catastrophe) !
J'aime bien votre histoire, on s'y croirait !

Cactus , ciné-chineur a dit…

merci Zoë ! IN est tout dit ou fresque aussi , sissi ! ( Saravati oh ma jolie Sara , savati ? ) à demain pour seconde dégustation !

patrick.verroust a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
piedssurterre a dit…

Oh merci Zoë, je me suis régalée !

la bacchante a dit…

Vous étiez sans doute là:
http://www.droledendroit.com/

versus a dit…

Beau texte Zoé, je ne sais pourquoi votre récit m' a tout de suite fait penser aux passantes de Brassens.
Personne ne parle, tout dans le regard.
http://www.youtube.com/watch?v=rDT9zPzTmrE&feature=related

Vinosse a dit…

J'ai rien compris...

En tout cas je sais où tu prends ton inspiration pour l'illustration de tes articles.

patrick.verroust a dit…

Zoë :

Je vous crois, au moins aussi jolie femme, que « votre voisine » . Je comprends cette « voisine »,
son défi de maitriser sa beauté jusqu'à la rendre « bouleversante », ultime avatar dans l'art de la pirouette. Vous, avoir l'une et l'autre ,comme voisines, doit inciter à remettre à Plutarque ce qu'on n'a pas le talent de dire ni l'audace d'assumer. Sur le plateau des stratégies échiquéennes, des jeux d'amour et de hasard , je vous vois en reine bienveillante au milieu de vos sujets, les fous et les pions, il va de soi que vous élisez les rois. Vous savez traduire vos coups de pattes et de griffes avec une plume acérée, mordante, un concentré d'ironie et d'humour froid. La lecture du court extrait de l'ouvrage que vous celez en vos coffres à trésors m'a convaincu de son attrait et persuadé que vous excelleriez dans une veine de romans noirs, de polars,vivants,engagés, féroces, drôle, à l'écriture charnelle.... C'est tout le plaisir que, très égoïstement, je nous souhaite. Enfin, bref !

Frederique a dit…

Un impromptu qui aurait pu se développer en fantaisie http://www.youtube.com/watch?v=Dp8W7pSTBmw

Zoë Lucider a dit…

@ JEA, je me souviens de cette proposition que vous aviez faite il y a quelques temps déjà. Encore faudrait-il que je "risque la voisine"

@saravati, il y a bien longtemps en effet que vous n'étiez pas venue sous l'arbre. Merci pour votre commentaire.

@Cactus, hé, hé, tu dragues sous l'arbre, rooooh!

@Pieds sur terre, oh merci, j'en suis ravie.

@labacchante, je ne connaissais pas ce lieu. C'est une bonne adresse ?

@Versus, oh merci, vous ne pouviez me faire plus grand plaisir. Le sourire lumineux de Lino Ventura en conclusion de cette superbe interprétation d'un texte inégalable.

@Vinosse, pourtant un texte simple.

@ Patrick Verroust, vous me prédisez un avenir de Patricia Highsmith?

@Frédérique, oui, à quatre mains

patrick.verroust a dit…

Pourquoi vouloir être autre? Vous avez vos mots Zoë, ne les laissez pas murer. Vos murmures s'emmureront bien assez tôt dans le grand silence des abbayes de l'oubli.
Je parodie Graham Green, ce n'est pas un crime, il n'y aura pas de châtiment.Du haut de votre beffroi,guetteuse des calamités, des oppressions,montrez nous que "même dans l'effroi, il y aura du plaisir"...

jeandler a dit…

Rencontre en coup de vent.

Cactus , ciné-chineur a dit…

Vinosse n'a pas changé ! ( comme dans la chanson )

Zoë Lucider a dit…

@jeandler, dans l'air du bont temps donc
@Cactus, "vieillir, ce n'est qu'aggraver ses incohérences" Cioran

vinosse a dit…

Je réitère: j'ai pas compris... et si j'étais éditeur je te demanderais de revoir ta copie ...

Mais je ne suis pas éditeur, et encore moins flatteur.

Zoë Lucider a dit…

@Vinosse pas éditeur, je savais, pas flatteur, je suis surprise :-)

Cactus , ciné-chineur a dit…

vivi Zoë comme je dis souvent ! ( rien à voir avec Vinosse )

Sophie K. a dit…

Ah, la réflexion sur les héros est très intéressante... Quart d'heure de célébrité, quart d'heure d'héroïsme, et choix de vie faussés par l'image...
J'aime beaucoup l'impressionnisme de tes descriptions.

Zoë Lucider a dit…

@Cactus :-)
@Sofka, la figure du héros m'intéresse beaucoup, j'ai déjà fait un billet la-dessus il me semble.Impressionnisme ou pointillisme? :-)

caro_carito a dit…

j'aime le temps, les regards qui se croisent et se décroisent et puis plus rien. Quel joli thème musical dans ces mots.

Depluloin a dit…

Pétard, j'ai cru à une histoire vraie! Me disait... Zoë, tout de même, hu ! hu! ... on peut l'aborder... Voyez?

J'aime beaucoup !

Depluloin a dit…

Déguster un petit noir? Je signale! Tout de suite!

Anonyme a dit…

Arrête ton Char , Zoë !
Sissi
AAA

Cactus , ciné-chineur a dit…

Depluloin j'y avais pensé mais n'ai pas osé car moi ce jour je broie du noir !!!!!!!!!!!

patrick.verroust a dit…

SVP, Depluloin et Cactus:

Entre un petit noir bien serré et un petit blanc limé , il ne faut pas faire de discrimination, chacun son heure...non mais!

Cactus , ciné-chineur a dit…

:-))))))))))) et un vert mer ?

Zoë Lucider a dit…

@ caro carito, le temps pourrait être "vous qui passez sans me voir"
@Depluloin, m'aborder oui, me saborder, non :-)
Le p'tit noir est serré, c'est bien connu.
@PV, par exemple!
@Cactus, toute une palette

Laure K. a dit…

surprenant, appétissant, je lirai bien des suites...

Clopine Trouillefou a dit…

http://youtu.be/l4Q7urIVYAE

manouche a dit…

Beau texte et j'ai beaucoup aimé le coup de crayon de l'inconnue dans le vent!

Zoë Lucider a dit…

@Laure K, merci, je pense en effet publier plusieurs extraits.
@Clopine, vous aussi (comme Versus) ma passante vous évoque Brassens.
@Manouche, merci pour le crayonneur.

Ambre a dit…

Belle écriture, j'aime beaucoup.

Cactus , ciné-chineur a dit…

Zoë a toujours eu une belle plume dans le QI ! jamais HS !!!!!

patrick.verroust a dit…

Un Q(I)HS ? L'arbre me semble un lieu ouvert dédié à la libération neuronale et cellulaire plus porté sur l'évasion que sur le carcéral.

Cactus , ciné-chineur a dit…

on vous incarcère ce jour Patrick !!!!!!!! votre conte est bon !!!!!!!!!!!

Dominique Hasselmann a dit…

On se laisse prendre... au café ou ailleurs !